Albert Camus et Cordes


              Préface donnée par Albert Camus à Madame Targuebayre pour son livre :
                                          » Cordes en Albigeois » (1954) Editions Privat


                         (Madame Claire Targuebayre fut une des fondatrices et adhérente active de notre association)

 » On voyage pendant des années sans trop savoir ce que l’on cherche, on erre dans le bruit, empêtré de désirs ou de repentirs et l’on parvient soudain dans un de ces deux ou trois lieux qui attendent patiemment chacun de nous en ce monde. On y parvient et le coeur enfin se tait, on découvre qu’on est arrivé. Le voyageur qui, de la terrasse de Cordes, regarde la nuit d’été sait ainsi qu’il n’a pas besoin d’aller plus loin et que, s’il le veut, la beauté ici, jour après jour, l’enlèvera à toute solitude. Des voiles légers descendent du ciel de nuit vers les brouillards de la vallée, s’y mêlent un moment, puis coulent plus bas tandis que les fumées de la terre, une à une, montent encore et se dissipent enfin sous les étoiles claires. Le silence devient vaste et léger sur la vieille cité déserte. Tout est possible alors: voici la réconciliation. Et l’on se dit que cette carène, incrustée de vieux et précieux coquillages, s’est échouée tout au bout du monde, à la frontière d’un autre univers, et qu’ici les amants ennemis vont enfin s’étreindre, l’amour et la création s’équilibrer enfin.
L’auteur de ce livre a sans doute entendu cet appel puisqu’il n’est pas allé plus loin. Mais, moi qui, après avoir vécu quelques jours dans ces lieux admirables, n’ai pas eu la sagesse de m’y arrêter plus longtemps, je dois dire au moins que c’est à ce petit livre, tel qu’il est, avec sa passion entière, que je dois la rencontre de Cordes et un des plus beaux regrets de ma vie. Car c’est bien là ce qui fait l’enchantement de Cordes: tout est beau, même le regret. »
                                                                   Albert CAMUS