SALLES SUR CEROU, LE CHARME D’UN VILLAGE MEDIEVAL
par Vincent Bonnefille, Gérard Alquier
Ce petit village de 185 habitants est situé en bordure d’une rivière, le Cérou, entre Cordes et Carmaux.
I – La pierre fait la renommée du village
Le grès qui abonde, extrait des carrières de Salles et des environs ,a servi à la construction des maisons. La couleur de ce grès varie, selon le lieu d’extraction, du jaune à l’ocre en passant par le flammé et le violet.
Dans les années 1950, une soixantaine de personnes exploitaient encore cette pierre dans environ 17 carrières. Celles de la vallée du Cérou livraient à Cordes et à Carmaux alors que celles du plateau livraient vers Albi. On peut toujours dans la région, au hasard des promenades, découvrir des linteaux de fenêtres, des marches, des stèles funéraires en grès de Salles… Les belles maisons patriciennes de Cordes : Maison du Grand Veneur, du Grand fauconnier… sont édifiées avec cette pierre régionale et attestent déjà de son usage à l’époque romane. Elle a fait la renommée de certains tailleurs de pierres tels Pierre Viguier qui, en 1448, travailla à la construction de la cathédrale de Rodez ; en 1459, responsable de l’atelier de sculpture, il décore le portail sud de la cathédrale avec la pierre qu’il vient chercher dans la carrière de Magot à Livers-Cazelles. Son fils Hugues continue la tradition.
Depuis le Moyen-âge jusqu’à nos jours, le grès de Salles a apporté la prospérité et la renommée au village.
II – IL garde dans ses pierres la mémoire de son histoire
Ces pierres qu’on a taillées, gravées, sculptées, nous allons les découvrir en parcourant le village.
Autrefois pour y accéder en venant de Carmaux ou Cordes, on pouvait prendre le train : à gauche de cette vieille carte postale on aperçoit encore la voie ferré et la gare existe toujours
Mais auparavant on était accueilli au relais de poste dont le sur-élèvement de la route a caché les écuries .
Après le pont sur le Cérou, il fallait franchir la muraille par un portail, démoli en 1877 car il empêchait le passage des charrettes de foin.
Cette muraille est attestée dans le compoix de 1600 : « Noble Arnaud de Saint Hilaire tient une maison château …confronte avec la muraille de la ville… » Peut-être datait-elle de la Guerre de 100 ans car à cette époque les villages se fortifiaient pour résister à une éventuelle attaque des Anglais proches (le traité de Brétigny (1360) leur avait concédé le Rouergue) ; mais les consuls de Cordes avaient intenté des procès à ces villages leur reprochant d’offrir ainsi aux Anglais un refuge difficile à reprendre s’ils occupaient le village (1).
Une pierre du chambranle de la porte d’entrée de ce château comporte une inscription très intéressante qu’on peut traduire ainsi: « (cette pierre) fut posée en l’an du Seigneur 1275 (2) (pour le) (seigneur?) Daiga conseiller au suprême sénat toulousain » (y avait-il un sénat avant le parlement de 1443?).
Voici quelques autres inscriptions, sur des façades de maisons, tout aussi mystérieuses :
La première :
« IHS : Iesus Hominum Salvator (Jésus sauveur des hommes) – M (A au-dessus, pour Maria) – P MOLINIER (le R au-dessus !) ; 1601 est suivi de : 4 et I (qui signifient ?)
Et celle-ci : « Souviens-toi de l’an 1544 » On ne sait toujours pas de quoi doit-on se souvenir.
Voici la tour carrée proche de l’église : elle pourrait être le premier château ou du moins ce qu’il en reste. Remarquez la fenêtre géminée en haut et la porte primitive au premier étage : on devait y accéder par une échelle qu’on retirait en cas d’attaque.
III – Une église remarquable : St Sauveur (3)
Le clocher a été surélevé en 1874 : était-ce pour concurrencer la tour ?
La croix marque l’emplacement de l’ancien cimetière déplacé en 1881 à l’extérieur du village (4)
Au préalable, quelques mots d’histoire :
Une première église – qui pourrait être la chapelle castrale – est mentionnée en 972 dans le « codicille de Garsinde », comtesse de Toulouse. Dom De Vic et Dom Vaissette le citent dans leur « Histoire générale de Languedoc »(1730/1745) (5) :
«… elle fait divers legs pieux pour l’ame de Pons son mari inhumé à S.Pons de Tomières »: « Placuit mihi Garsindae comitissae, dit-elle, pro remedium viri mei Pontii, etc ». Et plus loin: « Et meam ecclesiam S. Salvatoris de Salas… dono Deo etc S. Pontio Tomeriensi ubi vir meus requiescit… » c’est-à-dire: « Il m’a plu à moi comtesse Garsinde… pour remède à mon mari Pons… Et mon église S.Sauveur de Salles je la donne à Dieu etc à S.Pons de Tomière où mon mari repose. »
Ils citent en note leur source « Thesaurus novus anecdotorum », soit : « Nouveau trésor d’anecdotes », collectées par Dom Martene et Dom Durand et publié en 1717.
Eux-mêmes précisent : « EX CARTARIA ALBIENSIS », autrement dit « tiré des archives d’Albi ». Mais la révolution étant passé par là, l’original a disparu.
Pour un codicille « bref » Edmond Cabié (Revue du Tarn de 1900 p 181 à 202)il a compté 114 legs à l’occasion de la mort de son mari ! En avait-il des péchés à se faire pardonner ! ou lui en prêtait-elle plus que de raison ?
En 1231 l’église est restituée à l’évêque d’Albi (V.Allègre). Rappelons que le traité de Paris a mis fin à la Croisade contre les Albigeois en 1229, croisade au cours de laquelle Simon de Montfort, venu 3 fois à St Marcel, devait passer probablement par Salles.
Avant d’entrer, un coup d’œil au portail: l’archivolte est illustrée de trois têtes :
- au sommet : une tête d’évêque ou d’abbé, mitré et crossé, pour rappeler l’appartenance de l’église à l’abbé de St Benoit de Castres ou de St Pons ou à l’évêque d’Albi après restitution ?
- en bas à gauche : une tête de femme, coiffée d’un bonnet.
- en bas à droite :une tête d’homme dont les cheveux sont maintenus par un bandeau.
C’est une intéressante illustration des coiffures de l’époque.
Remarquez que les colonnes ne reposent pas au sol : en effet ce portail se situait à l’origine sur la façade nord. Dernier détail : la pierre de seuil, biseautée, semble avoir été une pierre d’autel.
A l’intérieur admirez la belle voûte du chœur en étoile, dont le bleu symbolise le ciel , probablement de l’azurite (6) (7). Toute la voûte est décorée de médaillons : ceux de la nef représentent des apôtres et ceux du chœur des prophètes : habituellement ce sont ceux-ci qu’on représente en premier (voir le chœur de Ste Cécile d’Albi); pourquoi cette inversion ?
Les chapiteaux forment un ensemble unique dans l’Albigeois du nord, avec st Michel de Lescure (8). Citons les plus intéressants:
- Daniel dans la fosse aux lions : à chaque angle une tête unique pour deux corps.
- A l’entrée du chœur, à droite : un démon cornu et barbu flanqué de deux personnages ainsi guettés par l’esprit du mal, mais une croix sur le côté (invisible sur la photo) les appelle au salut.
- Enfin, en face : st Pierre reconnaissable à sa clé, escorté de 2 évêques ou abbés crossés et mitrés ayant chacun à son côté un personnage semblant leur souffler à l’oreille des conseils – mais lesquels? Toujours le même message : nous devons choisir entre le bien et le mal.
Nous découvrons enfin les quatre remarquables statues qui ornent le chevet. Elles sont de style bourguignon, 1ère moitié du 16e siècle, en bois polychrome. Elles correspondent bien à quatre de celles décrites en 1734 par Christophe Moucherel dans un « Mémoire instructif » à l’occasion de la commande qui lui a été faite pour restaurer l’orgue de la cathédrale d’Albi. Il y décrit le buffet de l’orgue antérieur: « Il y a neuf figures qui sont un Ecce Homo et les huit autres représentent les Vertus et placées au dessus des tuyaux » (9). Celles-ci représentent :
- 2 vertus cardinales : Force :casquée, elle tient une tour dans sa main gauche et étrangle un dragon de sa main droite ; et Justice : elle tient un livre ouvert sur lequel apparaît une balance, (mais l’épée, autre attribut de cette vertu, et son bras ont disparu) (10).
- Et 2 vertus théologales : Charité :elle tient une bourse à main gauche (il lui manque la main droite); et Espérance : elle est vêtue en marcheuse, robe courte avec grosse ceinture, jugulaire d’un chapeau disparu, sous son bras le bourdon du pèlerin ; à main gauche une poignée, celle d’une ancre, espoir du retour des marins avec une bonne pêche, ou d’une bêche, espoir de bonnes récoltes (11). Il manque la foi.
On ajoutait parfois l’humilité (selon Jean-Louis Biget), ce qui fait les huit statues comptées par Moucherel.
La tradition attribue les 3 vertus théologales aux 3 apôtres de la Transfiguration de Jésus :
- foi : st Pierre fondateur de la nouvelle Église,
- espérance : st Jacques le Majeur, évangélisateur de l’Espagne « enterré » en Galice, d’où les chemins vers Santiago de Compostelle, d’où notre marcheuse,
- charité (amour) : st Jean, disciple préféré de Jésus.
Les tableaux du chemin de croix sont des lithogravures réalisées par la Maison Basset (Paris), entre 1849 et 1865, titrées en français et en espagnol.
AUTRES RICHESSES protégées au titre des Monuments Historiques :
- Plat de quête : « Pour les âmes du Purgatoire – Dieu vous le rende ».
- Tableau XIXe s : Anne apprenant à lire à sa fille Marie .
- Vêtements liturgiques du XVIIIe s : chasuble, étole, manipule . En satin ; en effet la coutume de l’époque voulait que les nobles dames offraient à l’Église les vêtements qu’elles ne portaient plus.
Pour terminer, arrêtons-nous sur le triple vitrail du chœur . Il représente : au centre : le Bon Pasteur, à gauche st François de Salle, à droite le bienheureux Jean Baptiste de la Salle.
Le texte en bas du vitrail nous donne l’interprétation que fait le donateur de l’origine du village et de sa famille : « Gaucelin 1er de Salles venu de Salles la Source près de Rodez où ses ancêtres, originaires de Savoie, s’étaient fixés au retour de la 1ère croisade, était seigneur de St Marcel au XIIème s. Le comte de Toulouse lui ayant concédé le vallon au pied de cette forteresse, il y fit construire un château qui prit son nom et dont cette église a dû être primitivement la chapelle castrale. Simon de Montfort ruina St Marcel et Salles en 1213. Gaucelin II de Salles, dépouillé de ses domaines, contribua à la fondation de la ville de Cordes et s’y établit. Son fils Imbert combattit pour l’indépendance romane à Cordes, Carcassonne, et Montségur. Bertrand de Salles, évêque de Béziers (1245), obtint restitution de son patrimoine au fils d’Imbert dont la descendance a résidé à Cordes jusqu’au XVème s. et s’est ensuite transplanté en Haute-Auvergne. Le comte de la Salle de Rochemaure, marquis de Salles du Doux, a offert ce vitrail en 1892 en mémoire de ses ancêtres maternels. »
L’histoire de ce vitrail nous la devons au curé de Laparrouquial qui raconte la visite du comte vers 1880, en pèlerinage au pays de ses soit-disant ancêtres. En échange d’une statue de la Vierge que le comte reconnaît « comme ayant été vénérée par ses aïeux », il a offert ce vitrail. Il était camérier (chargé du service personnel) du pape Léon XIII.
Mais qui était donc cet Imbert dont il se dit le descendant ?
IV – La personnalité locale : Imbert de Salles
Cathare, il est arrêté à la fin du siège de Montségur en 1244 et le 12 mai il fait une longue déposition devant les inquisiteurs : il est le fils de Gaucelm, seigneur de Salles. Alors qu’il mène une vie errante (1241-1242), fuyant vers Lagrasse, Quéribus, Puylaurens, il rencontre des bonshommes en 1241 et déclare croire en leur doctrine. Il se réfugie à Montségur. Il est présent lors du massacre des inquisiteurs à Avignonet le 2 mai 1242 mais il affirme ne pas avoir participé à la tuerie. De mai 1243 à mars 1244, le site est assiégé. Il nous conte sa vie pendant cette période : sa rencontre avec Bernard Marti, chef spirituel de la garnison puis son mariage avec Bernarda, la fille du coseigneur de Lavelanet. Il abjure la doctrine cathare et évite ainsi le bûcher.
V – Un village accueillant qui garde son originalité
*Il préserve son patrimoine :
En mai 2013, Didier Benoit, gnomoniste réputé, restaure le cadran solaire d’une demeure du XVIIIème siècle située à l’entrée du village, au bord de la route qui relie Carmaux à Cordes .
En septembre 2015 et septembre 2016 le puits de la Révolution est remis en état .
*Des animations en rapport avec la tradition médiévale animent le village :
+La confrérie de la pierre de Salles est créée le 1er mai 2010 .
+ le festival de la pierre de Salles est instauré .
*La mémoire d’Imbert de Salles est entretenue :
En 2009, une stèle, placée sur le mur sud de l’église, est inaugurée. Michel Delcausse, imagier à Cordes en a fait le croquis ; Serge Gaud a offert la pierre ; des tailleurs de pierre et des sculpteurs de la région ont œuvré pour la réaliser : Pascal Warengo, Andrew Scott, Josian Xifra, Patrice et Karine Sygenda.
*Des publications sont réalisées :
+Des historiens, tel Jean-Louis Biget, apportent leur témoignage et l’écrivain Bernard Mahoux retrace dans ses écrits la vie d’Imbert de Salles.
+Le sentier de la croisade qui serpente autour de Salles est balisé de panneaux explicatifs conçus par Vincent Bonnefille .
*Des conférences sont organisées :
Des tailleurs de pierre (Pascal Warengo), des historiens (Charles Peytavi…), des occitanistes (Raymond Ginouilhac…) sont venus présenter au public très intéressé le résultat de leurs travaux.
*Des animations se sont produites dans l’église :
chorales, orchestres classiques…
Conclusion
Les carrières de grès ne sont plus exploitées aujourd’hui mais elles ont fait la renommée de Salles depuis le Moyen âge.
Salles sur Cérou est un village qui attire les touristes qui viennent nombreux en été. Des étrangers (quinze nationalités environ sont représentées) achètent des maisons. La population, fière du patrimoine et du charme des lieux, entretient cette mémoire qui se lit encore dans la pierre, sur les murs de certaines maisons.
Sources:
(1) Élodie Cassan : « Des forts villageois autour du castrum de Cordes en Albigeois : défense des campagnes et évolution des paysages du XIVe au XVIIe s », p 154 in Archéologie du Midi médiéval. Tome 29, de 2011).
(2) Ces chiffres arabes à la place de chiffres romains, à cette date, peuvent faire douter de l’ancienneté de l’inscription. Mais selon Georges Ifrah (« Histoire universelle des chiffres » TII p361, éd Bouquins chez R.Laffont : « …c’est bien au XIIe s. qu’il faut placer les racines véritables de la graphie de nos chiffres modernes ». Alors, parions pour leur authenticité !
(3) Victor Allègre :« Promenade archéologique dans l’ombre de Combefa », Revue du Tarn 1963.
(4) En application du Décret du 23 prairial an 12 qui prescrit la translation des cimetières insalubres à l’extérieur de l’enceinte des communes.
(5) Rééditée et augmentée par Du Mège de 1840 à 1846 puis entre 1872 et 1904 par Privat
(6) carbonate de cuivre traditionnellement utilisé pour peindre les voûtes.
(7) peintre : F.Ricard en 1864 (cité au dos de l’arche du chœur).
(8) Victor Allègre :« L’art roman dans la région albigeoise » 1943.
(9) Mémoire commenté par Ch Portal dans la RdT 1901, pp 298-309.
(10) Voir les vertus cardinales qui ornent les angles du tombeau de François II, duc de Bretagne, et de sa seconde femme, Marguerite de Foix (cathédrale de Nantes, ensemble réalisé de 1502 à 1507 par Michel Colombe) dont les 2 autres qui manquent ici, à savoir prudence et tempérance.
(11) Article d’Antoinette et Jacques Sangouard paru en 1978 dans la Revue du Tarn.
