Maison du Grand Ecuyer


Les corps hybrides en place centrale sur un bordel dans le Languedoc médiéval

                                                                                                                                 par Catherine Barrett

Catherine Barrett est une architecte américaine qui vient de s’installer aux Cabannes. Elle a publié une thèse sur l’architecture de la maison du Grand Ecuyer et nous livre son interprétation des sculptures que l’on peut observer.

A noter : Ce texte est un abrégé d’un article publié récemment aux Etats-Unis. (*)

(L’auteur doit un grand remerciement à Michel Bonnet pour la traduction, à Marie-France Salingardes et Yves Thuriès pour leur aide dans ses recherches.)

Avant-propos : la nouvelle conception du corps hybride (Réf : Corps hybrides aux frontières de l’humain au Moyen Âge Université catholique de Louvain, Avril 2018) « Dans la pensée médiévale, le corps humain fonctionne comme un miroir de l’univers et un modèle pour comprendre la nature, pour interpréter la Bible, pour renforcer les structures sociales et politiques. La déformation et la métamorphose du corps mettent en question cette fonction, surtout quand le corps franchit les frontières entre les différentes espèces et se contamine avec le non-humain, qu’il soit animal, végétal ou objet inanimé. A l’époque médiévale, la littérature, l’art et la science enjambaient la distance qui sépare l’humain et le non-humain au moyen de créatures hybrides, dont l’identité était marquée par l’ambivalence. Les monstres anthropomorphes, les peuples exotiques censés avoir des traits animaux ou végétaux, les figures humaines intégrant des armes ou d’autres objets dans leurs corps, les animaux ou les plantes portant des ressemblances inquiétantes avec les humains : autant de créations qui dessinaient une constellation de possibilités dans un continuum des êtres. Si la recherche sur la tératologie (**) s’est parfois occupée de ces combinaisons d’humain et non-humain, les investigations se sont surtout concentrées sur les monstres en tant que représentation de l’altérité. Le temps est venu pour changer de perspective et pour considérer ces corps hybrides comme les produits d’une réflexion sur la possibilité (ou l’impossibilité) de penser l’être humain comme un être fluide et ouvert au non-humain. »(**) Etude des anomalies et monstruosités des êtres vivants

Le Grand Ecuyer

Au début du 14ème siècle, la façade de la Maison du Grand Écuyer dans le castrum de Cordes présentait plus de soixante sculptures soigneusement intégrées à l’architecture, dont plus de la moitié était des personnages hybrides ou des figures mixtes.

On y découvre des personnages humains avec des têtes de chiens ou d’autres animaux, des chiens avec des corps de dragons, et une sirène au torse de femme avec le bas du corps fait d’un mélange d’oiseau et de serpent, parmi autres. Les présentes pages veulent explorer le rôle de ces sculptures en fonction de deux problématiques. La première est celle de la « marginalisation » du corps hybride au Moyen Age, corps associé habituellement au Mal et placé souvent dans les marges des manuscrits ou les secteurs inaccessibles des bâtiments.

Or à la Maison du Grand Écuyer – ainsi qu’à d’autres demeures médiévales de Cordes – les sculptures organisent les façades, identifient et ordonnent les espaces publics dans le castrum. Elles étaient, et sont toujours, physiquement au cœur de la découverte spatiale de Cordes.

La seconde problématique provient du rôle changeant des hybrides dans l’enquête sur le monde naturel aux 13ème et 14ème siècles, enquête en pleine évolution qui parfois apparaît comme un défi vis-à-vis de l’orthodoxie religieuse. Jusqu’à ce moment les européens du Moyen Age associaient presque toujours les corps hybrides aux démons suivent en cela les codes fixés quasi exclusivement par le clergé. Mais dès le 13ème siècle le corpus scientifique et la littérature séculière placent ces thèmes dans de nouvelles perspectives et cela coïncide avec l’émergence d’une bourgeoisie de plus en plus éduquée sur laquelle il peut exercer son influence. A Cordes la richesse de cette bourgeoisie éclate au grand jour et dans une concentration exceptionnelle, faisant de la cité un véritable laboratoire à travers les corps sculptés sur les façades de demeures privées plantées au sein des espaces publics.

Les propriétaires de ces bâtiments étaient membres de familles nobles, des marchands, des notaires. Avec les artisans, les propriétaires terriens et les agriculteurs habitant à Cordes, ils étaient le reflet d’une stratification sociale poreuse ainsi que de la tolérance religieuse qui prévalaient en Languedoc au temps des comtes de Toulouse avant la Croisade Albigeoise. Une population diversifiée est venue prospérer ici en partie à cause de l’intention de son fondateur, l’héroïque Raymond VII comte de Toulouse (1197-1249) ; en créant une cité nouvelle en 1222 il voulait à la fois protéger ses frontières vis-à-vis de la monarchie française et se procurer des revenus tandis qu’il cherchait à reconstruire ses territoires après les bouleversements de la Croisade. Son sang royal tout autant que sa prouesse guerrière lui ont conféré un statut quasi mythique dans la littérature du 13ème siècle.

Par les fortifications massives aux formes et à l’ampleur inconnues dans cette région qu’il a fait faire, le comte se plaçait dans la ligne de son oncle Richard Cœur de Lion (1189-1199) et son célèbre château sur la Seine, et il protégeait Cordes de toute attaque physique. Il y avait toutefois une différence importante entre Cordes et Château Gaillard ainsi qu’avec des fortifications similaires du sud : la Charte de Cordes en 1222 annonçait clairement que le castrum serait une cité commerçante ; au lieu de remplir par la masse d’un château fort l’espace entre les deux enceintes construites en premier, le comte alignait les quatre portes de façon à profiter d’un cardo et d’un decumanus, qui assuraient un accès facile aux marchés.

L’efficacité des fortifications et les possibilités de développement économique de Cordes ont provoqué l’émergence d’un pouvoir et d’une prospérité qui se sont exprimés dans plusieurs demeures aux façades émaillées de sculptures. Ces maisons polyvalentes étaient chose commune en Languedoc à cette époque mais Cordes est unique par la grandeur et la concentration de telles demeures. La présence d’un ensemble aussi remarquable de maisons peut trouver sa raison d’être dans les persécutions grandissantes à l’encontre des familles liées à l’hérésie. De nombreuses familles riches de Toulouse par exemple se voyant expropriées de leurs biens ont pu trouver à Cordes un havre sécurisant (Mundy, 1985). La richesse de telles familles, l’absence d’institutions religieuses, la présence de Cathares et la résistance locale à la pression des inquisiteurs dominicains d’Albi furent autant de facteurs ayant contribué aux prises de position publique et à contenu critique qui s’expriment dans les sculptures sur les façades de la gran carrierira.

Il y a plus de 200 sculptures sur les façades de la Rue Droite et le seul historien les ayant étudié, Michèle Pradalier-Schlumberger, souligne la signification de leur nombre,  la qualité du travail, leur « style exceptionnel », mais parle de leur contenu iconographique comme d’une simple «fantaisie décorative» (Pradalier-Schlumberger, 2005, 17).

Il est possible que faisant partie d’un ensemble assez restreint d’œuvres sur des demeures séculières elles semblent ne pas offrir une base de comparaison suffisante. Les modèles pour analyser les sculptures dont on dispose dans la région sont formés sur la base d’œuvres religieuses, même quand il s’agit d’aspects séculiers dans un contexte religieux (Cahn, 1987 ; Dale, 2001 ; Schapiro, 1939).

 La plus grande partie des sculptures de Cordes sont des figures familières d’une taille familière : animaux et végétaux de toutes sortes, formes humaines, visages humains. Et il y a des hybrides, ces créatures mixtes d’espèces inconnues qui laissaient perplexes des savants médiévaux comme Bernard de Clairvaux qui les condamnait, et que nos savants contemporains classifieraient d’êtres « marginaux ». Ce terme a été appliqué à ces figures et aux figures semblables vues comme subversives ou comme contrepoints par rapport à un texte « central », représentations littéralement dans les marges de la société, difficilement accessibles à la vue ou ne faisant référence qu’à elles-mêmes comme celles qu’on trouve sur les corniches, parmi d’autres choses (Camille, 1992 ; Keenan-Kedar, 1995 ; Woodcok, 2005).

Quand on y regarde de près, les sculptures de Cordes, toutes familières à un public médiéval au moins dans un contexte clérical, apparaissent de plusieurs façons comme un défi envers notre classification de « marginal ». A l’échelle urbaine, ces corps sculptés ont été placés pour regarder d’en haut des espaces publics ou même pour célébrer les activités menées dans ces espaces publics. Les sculptures de la Maison du Grand Fauconnier (vers 1330) ainsi que la Maison Prunet (vers 1300), bâtiments faisant face au centre ville, étaient plaisantes, reflets de la variété comique et des appétits sensuels de la place du marché. Leurs bouffonneries sont une expression à la fois de la vie dans une ville commerçante comme Cordes ainsi que de la littérature d’une culture populaire marquée par l’humour et le paradoxe (Gurevich, 1988). A l’opposé, les figures de la Maison du Grand Veneur (vers 1330), une demeure dont la famille propriétaire avait des liens avec l’hérésie, dominent un espace ouvert face à Saint-Michel, seule église à l’intérieur de l’enceinte supérieure, et expriment des liens avec la spiritualité et la moralité des Dominicains. Celles de la Maison du Grand Écuyer, objet de cette étude, semblent proposer un débat entre le bien et le mal, ce qui est bien approprié pour une maison où tout suggère qu’elle était la maison close de la cité au moins durant la brève période où la prostitution fut légalisée en Languedoc et souvent sous le contrôle de la municipalité (Otis, 1985).

Les personnages qui ornent ces bâtiments sont aussi un défi à la notion de marginalisation parce que physiquement ils organisent les élégantes façades. Ils sont placés sur les principales lignes centrales de la construction si bien qu’ils offrent comme une couverture quadrillée sur la surface plane des murs et les dessins des fenêtres. Leurs situations et leurs gestes renforcent l’idée d’un  axe central d’organisation, une idée provenant de pratiques intemporelles de construction. Les sculptures sont placées à l’extrémité des bandeaux ; leur alignement horizontal définit les bords des façades et leur emplacement au sommet des arcades des fenêtres renforce les lignes verticales. Ces façons d’arranger les choses s’accordent avec des tendances médiévales à créer de l’ordre – que ce soit en art ou en  littérature – et puis de le briser pour mettre en exergue ce qui est hors de la norme (Muir, 1985, 147).

Déroulement d’une recherche scientifique

Le 13ème siècle a apporté une richesse de questions au sujet de la norme que ce soit dans la nature, la science ou la magie. L’époque du changement correspond à la montée d’une classe marchande qui s’intéressait avant tout aux choses tangibles et à leurs qualités, doublée d’une grande mobilité physique et sociale pour toutes les classes (Stock, 1972 ; White, 1947). Aux siècles précédents, les hommes d’église avaient fixé les définitions concernant le monde naturel et les avaient reliées à une exégèse religieuse, mais les 12ème et 13ème siècles ont été comme le laboratoire d’une recherche intellectuelle et scientifique qui contestait les interprétations littérales de la Bible. Les représentations du monde naturel sont le reflet de cette tendance. Les descriptions détaillées et réalistes des formes végétales et humaines remplacent les représentations abstraites et originales d’autrefois, et Cordes regorge d’exemples de plantes locales finement sculptées. A Cordes même les sculptures des personnages humains sont l’expression de cette évolution, et nulle part mieux qu’à la Maison du Grand Écuyer où plusieurs figures humaines peuplent la façade. Les corps de ces personnages sont sculptés de façon vraisemblable dans des postures variées, avec les pieds et les orteils gravés pour montrer les articulations, les jointures, les ongles, ainsi que des visages présentant une remarquable délicatesse dans l’expression.

Ce niveau de détail nous emmène vers les gestes des sculptures de Cordes et les humanise qu’il s’agisse des humains, des animaux ou des hybrides. La gestuelle tenait une place capitale en tant que moyen de communication dans une Europe médiévale où le taux d’alphabétisation était encore bas ; à Cordes les personnages des façades contrôlent l’espace à travers des interactions théâtrales. Ils dialoguent les uns avec les autres sur les plans des murs, ils parlent par gestes avec les passants dans la rue en dessous, et à la Maison du Grand Écuyer, en plus, ils regardent les gens à l’intérieur de la maison. Ils sont rendus visibles depuis la rue grâce aux espaces ouverts qui leur font face et aussi -dans bien des cas-  par leur proximité avec la rue où les passants peuvent facilement saisir leurs expressions subtiles et leurs gestes.

Le langage du corps est toujours essentiel dans la communication -le discret froncement d’un sourcil ou la moue d’une lèvre expriment souvent la complexité d’une pensée plus facilement qu’un discours- et cela est particulièrement vrai pour le Moyen Age (Burrow, 2002).

Les questions touchant nature/science/magie étaient destinées à un auditoire de classes moyennes en pleine expansion par le biais de la littérature séculière, telles les histoires d’Alexandre le Grand, le De Planctu naturae d’Alain de Lille ; le Roman de la Rose, et la Cosmographie de Bernard Sylvestre du milieu du 12ème siècle, un très populaire conte basé sur le mythe de la création. Dans ces histoires, des personnages féminins étaient souvent les protagonistes, avec des rôles centraux comme créatrices du monde naturel. Toutes les facettes compliquées de l’amour charnel et de l’identité sexuelle sont présentées dans ces œuvres plutôt comme un questionnement que comme un jugement de valeur, et cela arrive justement à une époque où l’attitude envers les prostituées est en train de changer. Au début du 13ème siècle la prostitution est de plus en plus reconnue comme une activité légitime qui se doit même d’être supervisée par les municipalités. La vertu est problématique dans le monde civil, dans la littérature, et sur la façade de la Maison du Grand Écuyer comme nous allons le voir.

Les abus de droit des dignitaires ecclésiastiques allumaient aussi parmi les citoyens un intérêt pour toute une panoplie de « sciences » interdites telles que les augures. L’approche satirique des béguines et des ordres mendiants dans le Roman de la Rose vient irriguer le sentiment anticlérical déjà élevé parmi la noblesse et la bourgeoisie du Languedoc en réaction aux pratiques d’imposition et aux dérives matérielles. A Cordes, ce genre de réaction s’est exprimé à travers des lettres aux autorités ainsi qu’à travers les sculptures de la Maison du Grand Veneur présentant une vue négative des Dominicains. S’appuyant sur les sentiments qui alimentaient ces intérêts, un personnage aussi important que le roi de Castille, Alphonse X, n’hésitait pas à soutenir les traductions de textes sur ces sujets (Burnett, 1992). Ainsi les populations du Languedoc n’étaient pas à l’écart de ces courants intellectuels.

La Maison du Grand Écuyer

Les sculptures de la Maison du Grand Écuyer sont le reflet des recherches scientifiques mentionnées ci-dessus et les inscrivent dans la pierre en une chorégraphie de duos intenses entre le bien et le mal, le libertin et l’ironique de la culture populaire, ainsi que les ambiguïtés du sexe. Si on admet que ce bâtiment était en fait une maison de prostitution légale, sa façade devient un tableau on ne peut plus approprié pour afficher ces conflits. La Maison du Grand Écuyer est située sur la Rue Droite à environ 50 mètres de la Porte des Ormeaux, et sa façade arrière donne sur la Rue Obscure, juste à l’Est de la rencontre entre la Rue Obscure et la Rue Chaude, nom qui était utilisé à signaler le quartier des bordels. La maçonnerie comme l’ordonnance de sa façade conviennent bien pour une maison mal famée; l’aspect est sévère pour ne pas dire sinistre comparé aux autres demeures. A l’instar des demeures somptueuses de la gran carririera, elle a de larges arcades de dimensions identiques au sol, bien qu’on n’y trouve pas de petite arcade pour accéder à une cour intérieure. Le premier étage est encore à l’est au même niveau que les autres bâtiments (5 à 6 mètres au dessus de la rue), par contre à l’Ouest la rue descend subitement si bien que les fenêtres se trouvent à presque 8 mètres au dessus du sol.

La maçonnerie est sombre, faite de grès à grains fins au lieu du grès plus léger en rose et gris utilisé ailleurs dans Cordes.

Bien que les modules des fenêtres soient de la même taille qu’ailleurs, celles-ci paraissent plus petites car elles n’ont pas le tympan et la rosace qui couronnent ailleurs les colonnettes jumelées. Dans les autres demeures cet espace de fenêtres extérieures indique par son tracé sophistiqué la présence d’une grande salle (magna aulae) et suggère le désir de voir et d’être vu. Ici le propriétaire n’était pas intéressé à afficher son statut à travers ce genre de dessin architectural et sa transparence, même si l’excellente qualité de la gravure des moulures et des sculptures indique un budget élevé. Même les plus petites colonnettes ont des filets, et de fins chenaux et filets soulignent chaque élément.

Les sculptures de ce bâtiment sont finement gravées, et la subtilité de leurs gestes et de leurs expressions sont conformes aux réflexions des débats concernant l’activité sexuelle tandis qu’en même temps elles en font une publicité attirante. Certains personnages semblent pensifs, comme engagés dans une réflexion profonde, d’autres se veulent provocateurs avec des coups d’œil suggestifs, d’autres encore réprimandent les gens à l’intérieur de la maison.

On distingue deux groupes : le premier est formé de 17 grandes silhouettes tournées vers l’extérieur et en avancée sur le mur parfois jusqu’à un mètre, le second comprend une trentaine de minuscules figurines logées dans les scoties des montants de fenêtres. Au moins une douzaine de plus devaient se trouver sur les fenêtres inférieures à l’est, mais celles-ci ont été obstruées et définitivement défigurées au 19e siècle. Comme sur les autres façades les grandes figures en avancée déterminent l’axe central et les bords du bâtiment, mais un point focal iconographique est fixé au centre du mur et devient un appel au regard des piétons en dessous. Au centre géométrique de la façade une sirène hybride à queue mi-oiseau mi-serpent mord avec avidité dans un fruit rond. Les autres personnages partageant l’axe central vertical avec cette créature sont un lion, une personne jouant de la viole et un hybride encapuchonné. Trois animaux assis et un humain hybride marquent la bordure supérieure du mur en avancée d’un mètre. Les bandeaux sont peuplés d’autres animaux, d’hybrides et d’humains qui délimitent les bords du bâtiment. Les personnages qui blâment ou désapprouvent se trouvent exclusivement sur les montants des fenêtres, tournés vers les petites chambres de l’intérieur, mais on trouve aussi un ensemble avec des paires de monstres voyeuristes regardant ce qui se passe à l’intérieur.

Environ la moitié de ces personnages, qu’ils soient sur le mur de façade ou sur les montants des fenêtres, sont des hybrides. La Maison du Grand Écuyer offre une concentration d’hybrides qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans Cordes, un ensemble tout à fait pertinent pour un bordel légal en tant qu’expression contemporaine des débats intellectuels sur le sexe et la morale. Aux siècles précédents, notamment dans des contextes religieux, les hybrides étaient considérés comme le mal car, par leurs espèces mixtes, ils violaient les concepts du monde naturel créé par Dieu, même s’ils partagent certains traits avec les mystères enseignés par l’Eglise. Ce fut la littérature séculière des 13ème et 14ème siècles qui projeta sur les hybrides une lumière plus neutre reflétant l’intérêt des contemporains pour la science et le monde naturel. Des textes hermétiques comme Asclepius associaient divinité et bi-sexualité et célébraient des rites et des procédés de procréation et de reproduction ; ils étaient très répandus et trouvaient un écho dans de nombreuses fables populaires. Dans de tels récits les hybrides devenaient des forces positives au service du bien, aidant leurs compagnons humains dans leurs taches terrestres en lien avec l’agriculture et l’élevage ainsi que la procréation humaine (Fraser, 1993, 131). Les hybrides étaient parfois présentés comme des merveilles scientifiques : dans une édition du 14ème siècle de l’histoire d’Alexandre le Grand (Royal MS 19 D1), le héros Alexandre offre comme sujet de discussion à un astronome un bébé hybride avec une tête humaine et un corps mi-chien mi-lion. A travers les éditions postérieures du récit, la curiosité d’Alexandre pour le monde naturel et ses merveilles est présentée comme une recherche rationnelle sans l’ombre d’un jugement moral (Cruse, 2011, 136). Les éditions médiévales des Métamorphoses d’Ovide donnent de nombreux exemples d’hybridité et de dédoublement sexuel. De tels textes ont sûrement fait surgir chez certains lecteurs des idées fascinantes au sujet de l’identité sexuelle et de son pouvoir, tandis que pour d’autres ils ont sans doute apporté la preuve éclatante que le mal était lié à de telles expériences. Les hybrides de la Maison du Grand Écuyer illustrent la complexité de ces attitudes. Certains semblent sans aucun doute représenter le mal tandis que d’autres montrent une sensibilité dans l’expression qui suggère au moins -si ce n’est pas une considération sur la ligne de partage- une réponse humaine à la question.

La complexité des réponses humaines à l’amour sexuel, les mystères de la création ainsi que le combat pour définir le bien et le mal étaient des sujets présents dans la littérature contemporaine, mais ils vinrent sur le devant de la scène en Languedoc à cause de leur situation dans l’enseignement des Cathares. Les Cathares regardaient l’union sexuelle comme un mal et les « parfaits » (ou vrais croyants) devaient garder un strict célibat, bien que certains, croyant qu’aucun péché ne pouvait être commis en dessous de la ceinture, ne se sentaient pas responsables des actions de la part inférieure de leur corps (Wakefield et Evans, 1969, 170). Un autre précepte central de l’hérésie était l’acceptation du mal comme un pouvoir égal à celui du bien, un concept de dualité que même certains traités catholiques acceptaient (Lavaud, 1966, 772).

Cette philosophie dualiste trouve un écho à la Maison du Grand Écuyer dans l’organisation (la gestalt) de la façade où environ la moitié des personnages peuvent être considérés comme « innocents » et l’autre moitié comme « mauvais », et ils sont placés face à face de telle façon qu’ils se contrebalancent. Bien qu’il soit difficile d’imaginer que les Cathares aient pu avoir une influence directe ou simplement une implication dans la marche d’un bordel, leur philosophie était partie intégrante de la culture du Languedoc, une culture qui leur permit de s’épanouir avant que les forces politiques du nord ne les écrasent.

Cette culture réceptive restait vivante à Cordes alors même que les puissants Dominicains et les Français exerçaient leur contrôle sur les villes et les cités. A Cordes, fondée par un comte aimé qui résistait à l’Eglise et à la monarchie française pour protéger son peuple, les sculptures publiques ont pu être élaborées pour exprimer de façon neutre un débat moral. La concentration de la richesse et la puissance commerciale de Cordes suggère qu’y habitait une population avec un degré d’alphabétisation élevé et ouverte au monde. Il est facile d’imaginer ces gens, au cours de leurs soirées autour d’une table, discutant les derniers traités sur la science ou la magie, regardant les dernières comédies sur des aventures sexuelles ou écoutant les dernières fables sur les métamorphoses physiques. Dans une cité où les sculptures occupaient les rues et les places, il est tout à fait possible que les mêmes débats se soient inscrits dans les pierres de la Maison du Grand Écuyer.

Le personnage dominant de cette façade, par la vertu de sa place centrale ainsi que par la puissance de son caractère, est la sirène, symbole intemporel du mal et de la séduction.

Cette sirène de Cordes figurant sur un bordel semble un cas unique dans la région. A Albi un des bordels gérés par l’évêque et les consuls portait simplement les armoiries de la cité, et à Saint-Antonin-Noble-Val, un prétendu bordel était identifié par un hybride avec une double tête d’homme et de femme (Enlart, 1929,448 ; Otis, 1985, 52). La sirène à Cordes est frappante par l’intensité de son regard vers la rue et par le traitement rugueux de la partie supérieure du corps en contraste avec la sensualité de la partie inférieure.

Le visage de la sirène, déformé par l’avidité avec laquelle il mord dans un fruit -de toute évidence la pomme du Paradis – dépasse la suggestion que l’on trouve dans les autres descriptions d’Ève ou de la Luxure. Ses « jambes » écartées, en forme de membres aviaires puissants et aux griffes énormes, expriment le laxisme sexuel, et sa queue grosse et ridée avec les épines de serpent sort d’entre ses membres comme une vigne ou même un phallus. La publicité pour le plaisir sexuel est ouvertement affichée tandis que la sirène prend le fruit à son aise, son bras gauche posé sur sa jambe gauche comme pour défier les spectateurs voulant nier sa connaissance. Cette figure a certainement eu une réputation étendue à l’image de celle que devait avoir au 14ème siècle un bordel situé à Cordes, une des villes commerçantes les plus actives de la région.

Le pouvoir de la sirène en tant que signe est donné par sa centralité sur la façade, laquelle est renforcée par toutes les autres sculptures. Cette centralité rappelle la construction de cercles magiques, cercles tirés sur un parchemin ou sur le sol et qui établissent les rituels du pouvoir sur les autres. Quand on est dans le cercle, de préférence au centre, une personne peut influencer les autres que ce soit pour aimer ou pour haïr, en faire un riche, créer un château ou obtenir un cheval magique. Les cercles magiques ont été décrits dans de nombreux textes en circulation au 14ème siècle lesquels ont été à leur tour influencés par un texte arabe précédent traduit en espagnol puis en latin par Alphonse X au 13ème siècle (Kieckhefer, 2000, 133). Dans le « cercle » des personnages de la façade de la Maison du Grand Écuyer, le mal sous la forme d’une sirène est au centre mais les forces du  bien sont aussi en position de pouvoir.

La sirène et les autres figures avancées de la façade sont comme des acteurs sur une scène, et ils offrent leur débat moral au public. Par contre, les figures qui habitent les intrados des montants des fenêtres tournent vers l’intérieur pour faire leur commentaire aux gens dans chaque chambre. Ces petits personnages, allant de 15 à 25 centimètres, sont peut être les plus révélateurs des fonctions du bâtiment.

Beaucoup d’entre eux ont le visage tourné vers l’intérieur des petites pièces. Ils sont délicatement sculptés si bien que, de l’intérieur, l’expression des traits du visage et des gestes du corps se perçoit clairement. Un exemple frappant se trouve dans le groupe de fenêtres supérieur Ouest, où une baie est encadrée par deux personnages homme et femme, les deux tournant leur regard vers les occupants de la chambre (Figures 7 et 8). La femme, sur le montant Ouest est toute habillée et a une coiffure avec une guimpe. Elle exprime son désarroi la bouche tordue, serrant fort le tore du pilier d’une main comme pour chercher un soutien, tenant sa robe sur la poitrine de l’autre.

L’homme à capuchon est accroupi, tourné vers l’extérieur du montant mais il regarde derrière son épaule vers l’intérieur d’un air désapprobateur, montrant ses fesses et ses jambes nues aux gens à l’intérieur.

En contraste avec ces personnages moralisateurs, d’autres semblent très intéressés par ce qui se passe à l’intérieur. Dans le groupe supérieur Est un chacal, les oreilles en forme de feuilles énormes et dressées, tourne ses yeux exorbités vers l’intérieur et un chien mord dans la croupe d’un chien-dragon. Dans une autre des baies un couple est formé d’un hybride humain barbu et chauve regardant attentivement avec un sourire lascif et d’un hybride humain chauve avec des sabots fourchus tournant son épaule pour voir ceux qui sont à l’intérieur, ses lèvres charnues plissées dans un ricanement. Dans deux autres endroits il y a deux têtes humaines avec de spectaculaires froncements. L’une portant la tonsure d’un moine est nichée dans le montant gauche de la fenêtre inférieure Ouest, son compagnon encapuchonné et la mine renfrognée apparaît dans le coin supérieur Est. A la différence des personnages se tenant sur la façade extérieure et communiquant avec un public large et varié dans la rue en dessous, ceux qui animent la maçonnerie des montants de fenêtres sont d’abord intéressés par les locataires de l’intérieur. Tandis que le public à l’extérieur agit comme un tableau présentant les questions liées à la recherche intellectuelle de l’époque, le décor intime de la chambre du bordel dans lequel les occupants ont déjà fait leur choix moral sert comme chambre de jugement ou comme théâtre pour des spectateurs.

Si la Maison du Grand Écuyer est bien un bordel comme le suggère la place centrale de la sirène ainsi que de nombreux autres indices circonstanciels, il fut hautement personnalisé et on peut parier qu’il était renommé et contribuait à la notoriété de Cordes. L’argent a coulé fastueusement pour la construction de cet étrange bâtiment privé et ses sculptures. Une partie de ces fonds a pu provenir des coffres des consuls de Cordes ou même provenir d’une dame propriétaire du bordel, on sait qu’il n’était pas rare de voir des femmes gérer des bordels en tant que propriétaires. Ce fut peut-être même une source de fierté pour une cité aussi puissante et renommée que Cordes d’avoir « contenu » dans ce sombre et massif bâtiment sur le bord de la ville l’inévitable trafic humain associé aux foires et aux marchés. A la fois marginale et centrale pour le commerce cordais et pour les ténors intellectuels de l’époque la Maison du Grand Écuyer s’est tenue près de la porte Ouest de Cordes comme un rappel permanent de la volatilité de l’esprit humain. Ses sculptures ont poussé à la reconnaissance des paradoxes essentiels qui sont dans la nature humaine, le corps humain et les corps hybrides.

Pour ceux qui passaient dans la rue sans intérêt pour les services qui se rendaient là, la sirène avait assez de force négative pour les empêcher de réfléchir au rappel présenté par la façade. Mais à ceux qui de partout venaient en foule acheter et vendre sur le marché de Cordes, les sculptures de la façade ont pu offrir une expérience enrichissante.

Des personnages qui autrement auraient pu être repoussants ou vus comme des monstres étaient dotés de traits qui semblaient terriblement familiers. Ils paraissaient posséder une sensibilité humaine et pourtant demeuraient merveilleux comme seuls les monstres peuvent l’être, et à ce titre avaient le pouvoir de conduire vers le 14ème siècle avec la vision d’un monde nouveau. Cette nouvelle vision encourageait la liberté d’une recherche intellectuelle ainsi que celle de poser des jugements moraux et elle était donnée à tous à travers les exemples de la littérature et de la science, creuset de la question morale. Ces corps sculptés rejoignaient les textes qui questionnaient les forces de la création, un processus dépeint comme complexe et confus, brouillant la frontière entre la rectitude morale et la promiscuité. Ils proposaient à l’auditoire médiéval une réflexion sur l’immuable énigme de la nature humaine, énigme qui ne finira jamais.

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(*) Extrait du livre « Architecture and the Body, Science and Culture ». Chapitre 5  Ed. Kim Sexton, Londres : Routledge,     2017