L’hôtel du Grand Ecuyer


Chronique de l’hôtel du Grand Ecuyer

Par Claudette Girard-Manuel

Cordes-sur-Ciel, c’est toute une histoire, et bien souvent, comme on le dit, on s’arrange bien avec l’histoire.

« La maison Séguier, également appelée la maison du Grand Ecuyer, a été construite au XIVème siècle par une riche famille cordaise.
Ancienne résidence de chasse des Comtes de Toulouse, elle a acquis une nouvelle réputation dans les années 70, lorsque le chef Yves Thuriès l’achète, pour y installer son restaurant.

Premier restaurant étoilé de Midi-Pyrénées, le Grand Ecuyer a vu défiler les grands de ce monde : Charles de Gaulle, Georges Pompidou, François Mitterrand, la reine d’Angleterre, l’empereur du Japon… Mais aussi Albert Camus qui a résidé dans ce bijou gothique ».


C’est ce que rapportent deux journalistes de France Occitanie, dans un documentaire de 2017 intitulé : « La belle histoire de la maison du Grand Ecuyer » encore consultable aujourd’hui.

Ceux qui connaissent bien Cordes-sur-Ciel remarqueront que cette « belle histoire » se permet, pour les besoins du reportage, d’arranger un peu la véritable histoire du Grand Ecuyer.

 En effet, Monsieur Yves Thuriès n’a pas acheté le Grand Ecuyer dans les années 70 mais très précisément le 26 septembre 1979 et il l’a inauguré en avril 1980. Albert Camus est décédé en 1960, Charles de Gaulle en 1970 et Georges Pompidou en 1974. Tous ces « grands de ce monde » n’ont donc pu « défiler » dans le restaurant de Monsieur Thuriès.

Qui donc a reçu tous ces « grands de ce monde » ?

Parcourons rapidement l’histoire du Grand Ecuyer depuis le début du XXème siècle.

Avant la guerre de 1914-1918, le Grand Ecuyer appartient en partie à la famille Séguier et en partie à Maitre Louis Henri Angeli Cavalié, notaire à Albi. Maitre Cavalié décède en 1916 et lègue sa maison et le petit jardin situé rue obscure à la Mairie de Cordes qui refuse le legs. Son exécuteur testamentaire, selon les volontés du défunt, propose donc à la Société des amis du vieux Cordes d’être légataire de la vieille demeure. La Société des amis du vieux Cordes refuse, à son tour, le legs.[1]

La propriété de Maitre Cavalié reviendra provisoirement, à Maitre Cabantous, son légataire universel et sera ensuite la propriété de la famille Hibert puis de la famille Villa dont on sait peu de choses. La partie basse de la demeure actuelle appartenait à la même époque à la famille Séguier et fut acquise ensuite par la famille Boyer.

La bâtisse est en piteux état et laissée pour partie à l’usage de la paroisse.

Monsieur Robert Bosc se souvient que le curé de Cordes y faisait des projections cinématographiques pour les enfants du catéchisme dont il était. Compte tenu de l’état des toitures et des risques d’effondrement, le maire de Cordes fit cesser cette

pratique vers le milieu des années 30.

En 1940 puis en 1943, Marie et Gustave Van Ackère achètent aux deux familles Villa et Boyer les différentes parties de la maison du Grand Ecuyer. Ils acquerront ensuite, vers 1950, une autre maison attenante située un peu plus haut. Ils seront ainsi propriétaires de la demeure que nous connaissons aujourd’hui. Jusqu’en 1943, ils ne peuvent venir librement de Paris à Cordes alors en zone « non occupée », ce qui les contrarie beaucoup. Ils viennent s’y installer définitivement au début des années 50 après avoir fait réaliser de gros travaux de restauration du gros œuvre et des intérieurs. La maison est « entièrement rénovée, restaurée et en même temps transformée, adaptée aux besoins modernes, l’esprit s’y sent à l’aise pour de vastes et bénéfiques méditations »[2].

La salle de bain avec baignoire de grès rouge[3]

Un cousin de Marie et Gustave Van Ackère écrit en octobre 1950 : « c’est une merveille de reconstitution et de goût, je n’y suis pas encore habitué et me perds encore dans ces salles, halls, patios et terrasses. A chaque pas, un détail inattendu arrête et enchante. »[4]

« Grand salon qui fait toute la largeur de la maison. On n’en voit ici que la moitié prise vers la rue. Côté campagne se trouve une immense cheminée dans laquelle on brûle des troncs d’arbres. »[5]

« La maison du Grand Ecuyer des Van Ackère était un régal de jolies choses, plutôt un musée qu’une demeure harmonieuse. Je me souviens personnellement de beaucoup de tableaux, (surtout de l’école hollandaise), mais aussi d’une tapisserie de Jean Lurçat et de bien d’autres jolies choses ». [6]

Marie et Gustave Van Ackère sont fortunés mais aussi très généreux et accueillants. Ils reçoivent notamment les artistes de « l’académie de Cordes »[7] : Yves Brayer, Jeanne Ramel Cals et leurs amis. D’une certaine façon, on peut dire que Marie et Gustave Van Ackère instaurent une forme d’hospitalité choisie qui deviendra la marque du Grand Ecuyer. Très vite ils sont aussi partie prenante de la vie cordaise et contribuent financièrement et de façon substantielle à l’installation de l’eau courante dans le village.  Après le décès de son mari, en 1952, Marie Van Ackère perpétue cette affabilité. Elle continue d’accueillir amis et artistes tout en étant attentive aux enfants et aux humbles : « La volonté de maintenir la jeunesse cordaise dans son pays lui fait prendre une décision incroyablement audacieuse et risquée (…) Elle installe une activité artisanale dans le garage de la maison (l’actuel bar du Grand Ecuyer) ; il s’agit de confection d’effets militaires en sous-traitance d’un atelier de Montastruc-la-Conseillère. Faut-il rappeler que nous sommes en pleine guerre d’Algérie ? (…) une dizaine de femmes et surtout des jeunes filles (…) travaillent dans cet atelier.[8]

En 1956, Marie Van Ackère vend le Grand Ecuyer, en viager, à Marguerite et Albert Cavalié qui résident à Gaillac et viennent s’installer à Cordes, dans la maison de la Bride, actuelle propriété de Monsieur Thuriès. La demeure nécessite des travaux importants d’adaptation et de réaménagement des espaces avant de devenir un hôtel.

Marie Van Ackère conserve une partie du bâtiment du Grand Ecuyer à son usage et y résidera de temps en temps durant la période où elle vécut à St Marcel.

Marie Van Ackère dans le « patio »[9]

« Monsieur Van Ackère était inspecteur d’assurances à la compagnie « Le Phénix », pour la branche Vie. Monsieur Cavalié inspecteur de la même compagnie pour la branche Incendie. De là, naissent des relations d’affaires puis des liens d’amitié qui font venir les Cavalié à Cordes dans la maison de la Bride, et permettront la création de l’hôtel restaurant ».[10]

De leur côté, Marguerite et Albert Cavalié connaissaient Claire Targuebayre, alors et entre autres, agent d’assurances dans la même compagnie « Le Phénix ». Les deux femmes deviennent amies jusqu’à imaginer ensemble un projet fou.

Le rêve de Marguerite Cavalié et de Claire Targuebayre[11] peut se réaliser : elles vont ouvrir un hôtel restaurant dans la vieille demeure gothique. Elles sont aussi enthousiastes qu’inexpérimentées.

L’inauguration a lieu le 1er août 1956.

« La vieille demeure du Grand Ecuyer, maison du XVème siècle, vient d’être aménagée en un hôtel, dont l’ouverture aura lieu le 1er août, et qui présentera dans ses salons des expositions de peinture et de sculpture. »[12]

Claire Targuebayre écrira elle-même en 1957 :« Dans cet hôtel s’installe et naît une maison rayonnante d’art de vivre et de culture »[13]

Marguerite Cavalié et Claire Targuebayre sont deux femmes plantureuses et souriantes d’une petite quarantaine, elles ne connaissent rien à la restauration, ni à l’hôtellerie, ni à la gestion mais, en revanche, toutes deux ont de réels talents de décoratrices et « savent recevoir ». Albert Cavalié « fait les comptes » car Marguerite et Claire n’ont « aucun sens de l’argent ».

« C’était une folie d’ouvrir un hôtel, Marguerite Cavalié et Claire Targuebayre n’y connaissaient rien, il n’y avait même pas de cuisine, on allait réchauffer les plats, en face, dans la maison de l’auvergnat »[14].

Mais Albert Cavalié ne sait rien refuser à Marguerite.

Très vite, d’ailleurs, pour pallier « l’amateurisme et l’insouciance » de Marguerite Cavalié et le départ à Pau de Claire Targuebayre, « Albert Cavalié recrute Madame Simone Ribère ancienne directrice des jardins d’enfants de la Compagnie Générale Transatlantique sur le paquebot Liberté. Elle possédait une maison sur le Planol. C’est elle qui faisait marcher la maison. Elle s’occupait de l’accueil hôtelier et des réclamations. Si elles étaient fondées, on ne présentait pas la note de l’hôtel, ni celle du restaurant, en revanche, on demandait aux clients dont la mauvaise foi était manifeste de quitter les lieux séance tenante, on les envoyait à Albi, à la Réserve ».

Pendant ce temps, Marguerite Cavalié supervise plutôt le restaurant et le bar.

« Le bar était la seule concession faite au modernisme hôtelier mais les sièges étaient inconfortables et la boisson fort chère., On y servait surtout des Américano…que des Américano ».

Sur les photos du bar, ci-dessous, on remarque des lanternes installées en plafonniers. Il y en a d’autres dans les salles à manger et dans l’entrée. Il s’agit des anciens éclairages des rues de Cordes. Le maire de l’époque avait voulu se débarrasser des lanternes pour faire installer quelque chose de plus « à la mode ». Marguerite Cavalié récupéra toutes les lanternes anciennes, de belle facture et toutes différentes. Quelques années plus tard, un nouvel édile voulut se faire restituer les fameuses lanternes. Marguerite refusa mais accepta d’en prêter une. Elle fut copiée et les lanternes que l’on voit à Cordes aujourd’hui sont toutes sur ce seul modèle. 

« Claire Targuebayre était peu présente, elle était là, surtout l’été, lorsqu’elle était en congé de la SNPA[15]. Une personne un peu extravagante, agréable, qui connaissait du monde.

Elle avait deux dobermans noirs magnifiques Orphée et Raïs (fils d’Orphée) et elle avait eu un « patou », King, qu’elle maitrisait difficilement et qui finalement restait le plus souvent dans la maison de la Bride. La pauvre bête est morte du mal de la montagne. Ces animaux bénéficiaient de tous les soins et avaient tous les droits ».

« Claire Targuebayre a repris la Buick de mon oncle, une electra 225, bleue.[16] Elle terrorisait ses passagers et les passants par une conduite un peu erratique… »

Le bar éclairé par les lanternes de Cordes[17]

Marguerite Cavalié, elle, rêve d’une 2 CV « automatique ». Elle en fait la demande auprès de la Société Citroën, mais la réponse n’est pas positive

Marguerite Cavalié fonctionne par engouements successifs et Albert Cavalié voit toujours d’un œil bienveillant les projets de son épouse. En plus de l’hôtel, elle a envie d’ouvrir un magasin d’antiquités ; c’est bientôt chose faite à côté et en contre-bas du Grand Ecuyer. Une employée tient le magasin qui n’ouvre que l’été. Marguerite Cavalié y vient de temps en temps.

Puis, elle a l’idée d’un bar non loin de l’hôtel.

« Ce bar d’été se trouvait dans un beau local avec une terrasse, mais les consommations y étaient très chères et c’était beaucoup de travail. Ça n’a pas duré longtemps ».

Très vite le Grand Ecuyer est classé « Relais international de campagne ». Ce label deviendra plus tard « Relais et Châteaux ».

C’est, à l’époque, avec le château de Mercuès dans le Lot et La Réserve à Albi, l’un des seuls établissements de luxe de la région. Le Grand Ecuyer est ouvert toute l’année, ce qui contribue à sa renommée.

L’hôtel comprend dix-sept chambres plus deux pour les chauffeurs. Les chambres sont toutes différentes et meublées avec goût. Il y a notamment les chambres « Ciel », « Horizon », Planol », « Bouriette ». C’est dans la chambre rouge, réputée la plus belle, qu’a été reçu Albert Camus en 1957.

« Nous avons installé Albert Camus dans la très vaste chambre du Grand Ecuyer naissant. Elle avait une grande cheminée de pierres, un lit à baldaquin authentique et une fenêtre à meneaux droits, épais qui dominait toute la vallée de l’Aurosse.Nous avions tapissé totalement cette chambre d’un papier épais, d’un rouge intense.

Mais, pour ranger ses cravates, Albert Camus planta dans l’arrière de la porte de l’armoire, deux petites semences entre lesquelles il tendit une ficelle[18] ».

La chambre rouge où résida Albert Camus en 1957

Un soin tout particulier est apporté au choix et à la disposition des meubles, des objets d’art, des bibelots, des fleurs dans les chambres et dans les salons. Ces dames « chinent » dès que possible dans les campagnes environnantes, on leur donne aussi des meubles et le décor de l’hôtel ne manque pas de « cachet ».  On est assez loin évidemment de la « déco » minimaliste tant prisée aujourd’hui.

Marguerite Cavalié, Simone Ribère et Claire Targuebayre veulent accueillir les clients comme des amis. Les gens « bien élevés » que l’on reçoit sont sensibles au luxe discret et au raffinement. D’ailleurs d’une certaine façon, elles choisissent leurs clients préférant avoir une chambre vide plutôt que d’héberger quelqu’un qui ne leur plait pas. Pas de véritables critères, mais une forme d’instinct permet de recevoir « les bonnes personnes ».

« On a accueilli, un soir, un couple de voyageur à bicyclette, crottés par une journée de sport mais ces gens sont apparus, au diner, en smoking et robe de soirée »

Ces dames, reçoivent les clients de l’hôtel en évitant tout ce qui pourrait ressembler à de la chicane administrative. On se plie, a minima, aux obligations légales en faisant remplir des fiches de police que l’on empile sous une poterie, à disposition des gendarmes qui passent discrètement les récupérer. Il n’existe pas « d’accueil » à proprement parler mais une « entrée » comme dans les grandes maisons. Il faut que les clients se sentent comme « invités ».

L’entrée est décorée d’un carrosse dit « carrosse du jeune prince ».

L’entrée avec le « carrosse du jeune prince »

C’est une très jolie pièce d’époque Louis XIV repeinte sous Louis XV qui cache au mieux une cabine téléphonique. Un coffre permet aux clients de poser leurs clés lorsqu’ils sortent ou qu’ils vont diner. Ainsi, les femmes de chambre savent si elles peuvent intervenir dans les appartements sans déranger. Ce coffre, est en quelque sorte, la réception de l’hôtel.

« Sur le piano, à droite sur la photo, il y a trois ou quatre livres choisis, proposés à la vente : ceux de Mesdames Ramel Cals [19] et Targuebayre[20] et le livre de Monsieur Portal[21]. Avant le piano, à droite, on accédait au bar par deux ou trois marches. Au fond, on aperçoit le salon avec le lit chinois. Il faisait l’admiration d’un des conservateurs de Versailles qui voulait l’échanger contre celui qu’il possédait.  La salle à manger est à gauche, après le coffre ».

La décoration du Grand Ecuyer fait l’admiration des visiteurs. Ainsi, en 1968, Gilbert Delahaye, dans son ouvrage sur Cordes, ne manque pas de la signaler : « L’intérieur de cette magnifique demeure du XIVème siècle a été aménagé en hôtel trois étoiles[22] extrêmement confortable. Depuis la salle de restaurant et le bar, tapissés d’Aubusson modernes jusqu’aux chambres garnies de meubles anciens (lits à baldaquin) dont certaines avec baies panoramiques largement ouvertes sur la campagne, toutes les pièces ont été soigneusement décorées pour donner à ce cadre exceptionnel l’atmosphère qui lui convient. »

Les diners sont « habillés » malgré la température un peu fraiche qui règne dans la demeure en hiver mais un grand feu de bois réchauffe la salle à manger.

« Je me souviens avoir vu ma tante et Madame Targuebayre ôter prestement leur manteau de fourrure pour apparaitre en robe de soirée à l’arrivée de leurs hôtes ».

On mange très bien et de façon fort copieuse au Grand Ecuyer : des plats familiaux, traditionnels, à base de produits locaux, notamment une très bonne viande de chez David, boucher à Gaillac et des légumes achetés à Albi.

« J’allais faire les courses avec Madame Ribère, en 404 à Albi et Gaillac ».

Voilà quelques exemples de plats proposés :

  • Tourin à la tomate qu’on écrivait « touren »
  • Foie gras, cous d’oie farcis
  • Feuilletés au roquefort
  • Ecrevisses, truites
  • Gigot d’agneau, tournedos, civets
  • Charcuterie du pays
  • Cabécous, roquefort
  • Glaces au grand Marnier et caramel (deux boules) avec des croquants de Cordes achetés aux Cabannes, omelettes norvégiennes.

« C’était cher mais pas exorbitant. Le Grand Ecuyer pratiquait des prix élevés pour la région où il n’y avait aucune offre de même niveau, pour autant il n’était pas cher dans l’absolu »

De plus, Albert Cavalié qui a beaucoup de relations possède une cave extraordinaire de vins fins de toutes les régions dont quelques rares et prestigieuses bouteilles qu’il fait déguster à des privilégiés.

« La cave était riche de 20 000 bouteilles environ avec de très beaux crus classés et lorsque mon oncle ouvrait pour moi une bouteille, lors d’un diner, il me disait : l’étiquette est abîmée et je ne peux pas vendre ce flacon, mais il est plus vieux que toi. »

On sert les repas de midi et du soir, uniquement à la carte.

Les petits-déjeuners sont servis en chambre. Ce qui fait ; « dix-sept plateaux à préparer, à porter, à desservir ».

Le déjeuner et le diner sont servis « au guéridon »[23], dans de la porcelaine anglaise blanche et bleue. Les décors des pichets et cendriers sont de petits chevaux stylisés, dessinés par Marguerite Cavalié et ils sont tellement réussis que Jean Lurçat lui a dit « vous pouvez dire qu’ils sont de moi ».

Les verres sont nettoyés « toujours à la main à l’eau très chaude, sans produit, par trois personnes : une au lavage, une à l’essuyage, la troisième au lustrage ».

Les nappes des onze tables, rouges ou bleu vif, mettent une note de gaité et évitent la rigueur et la fausse élégance des couleurs claires. Les tables sont décorées de fleurs fraiches tous les jours.

La grande salle à manger donne sur la rue, mais il y aussi une deuxième salle à manger dite salle à manger particulière, meublée « Louis XIII » qui permet des repas plus intimes ou complète la grande salle lorsque l’hôtel est complet. Elle bénéficie d’une vue magnifique sur la vallée de l’Aurosse.

La cuisinière c’est Rosa, elle habite sur le Planol. Hannibal, l’aide cuisinier, et Rosaria, la femme de chambre, habitent en face du Grand Ecuyer.

« Il y a eu un maitre d’hôtel qui est resté longtemps. Il s’appelait Claude… Il y avait aussi deux femmes de chambre qui s’occupaient du linge : lavage, repassage, tout était fait sur place, on ne connaissait pas les laveries industrielles…Il y a eu aussi Marie-Dominique qui était serveuse à la fin des années 70 ».

Marguerite Cavalié emploie aussi ses jeunes cousins durant plusieurs étés, comme serveurs et bagagistes. « Il fallait monter les bagages dans les chambres, sans ascenseur ni monte-charge ».

La salle à manger

Ils se souviennent de l’élégance et de l’atmosphère exceptionnelle du Grand Ecuyer à cette époque. « On y travaillait mais on s’amusait aussi beaucoup ».

On vient de partout au Grand Ecuyer : des inconnus à la recherche de « bonnes adresses » mais aussi des gens célèbres, des artistes :

« J’ai vu : Yves Brayer, Jeanne Ramel Cals, Geneviève Laporte de Pierrebourg [24], poétesse et muse de Picasso, Jacques Chancel, Alain Delon, Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, la reine du Danemark qui ne pouvait loger à Montpezat chez son mari, Dom Robert à qui ma tante avait acheté une tapisserie qui se trouvait dans la salle à manger du Grand Ecuyer et dont j’ai hérité, l’ambassadeur du Chili…C’était l’époque de la dictature du général Pinochet et on craignait un attentat. Claire Targuebayre est restée dans l’entrée toute la nuit avec son doberman pour défendre les lieux… ça l’amusait de monter la garde ».

On sait aussi que « les Rolling Stones ont fait un séjour à Cordes en 1967, attesté par la biographie de Keith Richards[25]. On ne voit pas les Stones loger ailleurs qu’au Grand Ecuyer ! »

Enfin, parmi les personnalités venues à Cordes et au Grand Ecuyer, il y a eu François Mitterrand et Anne Pingeot en avril 1965. Dans la correspondance publiée en 2016[26], il y a de très belles lettres évoquant Cordes et la place qu’occupe cette ville dans leur histoire sentimentale. Il y est aussi question du foulard de soie, peint par Serge Raynal que François Mitterrand offrit à Anne Pingeot comme un talisman protecteur de leur amour.

La salle à manger particulière

Jusqu’en 1978 est présenté un livre d’or où l’on trouve des signatures souvent connues, quelquefois prestigieuses, des dessins, des poèmes déposés là comme un hommage aux « Dames du Grand Ecuyer ».

Tapisserie de Dom Robert

Marguerite Cavalié, Simone Ribère et Claire Targuebayre mettent à disposition leurs « salons », pour des expositions, des conférences, des journées poétiques :  le Grand Ecuyer c’est aussi une « galerie d’art ». Ces manifestations, novatrices à l’époque à Cordes, font beaucoup pour la renommée de l’établissement et pour le village. Elles attirent des curieux avertis et quelquefois « argentés », des hommes politiques, des artistes. Le bouche à oreille fait le reste, « on se presse au Grand Ecuyer ».

« Le Grand Ecuyer a attiré quelques jalousies ou critiques à Cordes parce qu’on y recevait des gens célèbres et aussi parce que certains se disaient dérangés par les voitures luxueuses qui s’y arrêtaient, notamment des Rolls. Ces véhicules stationnaient le long de la grand’ rue et il fallait, le dimanche matin avant l’arrivée des touristes, courir trouver le garde champêtre pour qu’il annule les procès-verbaux donnés pour gêne sur la voie publique. Tout cela s’arrangeait finalement ».

Marguerite Cavalié (à droite) et Claire Targuebayre (à gauche) – au centre, Monsieur Linus Pauling prix Nobel de chimie, Madame Pauling son épouse, Monsieur Gallays, directeur de l’école nationale de chimie de Toulouse et Madame Gallays le 14 juin 1957.[27]

Comment expliquer le succès du Grand Ecuyer ? L’attrait de la vieille maison gothique ? La cuisine locale ? La clientèle choisie, élégante et quelquefois célèbre ? L’atmosphère ? Les hôtesses ? Un peu de tout cela sans doute.

« Le Grand Ecuyer a attiré une clientèle « haut de gamme », bien différente du tourisme de masse que l’on connait aujourd’hui et a contribué à relancer Cordes ».

Les clients appréciaient sans doute la cuisine traditionnelle qui était servie et les bons vins mais ce qui attirait surtout, c’était le charme des lieux et l’atmosphère si particulière, à la fois élégante et décontractée : une sorte « d’entre-soi » qui satisfaisait des hôtes privilégiés.

« C’était une époque flamboyante, beaucoup de luxe et de raffinement, le Grand Ecuyer, c’était la fête ! »

Après plus de vingt ans d’activité, Marguerite et Albert Cavalié songent à se retirer. Ils ont l’un et l’autre presque 65 ans.

Le Grand Ecuyer est vendu le 26 septembre 1979 à Monsieur Yves Thuriès, chocolatier à Gaillac. L’inauguration du nouvel établissement aura lieu en avril 1980.

Une partie du mobilier reste sur place et Marguerite Cavalié est très affectée d’avoir à laisser des meubles et des objets auxquels elle tient. Il faut bien s’y résoudre.

Marguerite et Albert Cavalié quittent Cordes pour s’installer à Gaillac, où ils ont acheté l’Hôtel Fos de Laborde. Ils y vivront désormais. Albert Cavalié[28] décède en 1984, Marguerite Cavalié[29] en 1999. Claire Targuebayre[30] partira à Toulouse au début des années 1990 et y résidera jusqu’à son décès en 2006. Quant à Simone Ribère[31], après la vente du Grand Ecuyer, elle s’installe dans sa maison à Gan, au sud de Pau, où elle meurt en 1998.

À gauche Marguerite Cavalié, à côté d’elle Geneviève Macquart, sœur d’Albert Cavalié, à droite Simone Ribère et Albert Cavalié [32]

La suite de l’histoire nous la connaissons tous : Monsieur Thuriès succédera à Marguerite et Albert Cavalié.

Il modernisera la vieille demeure, renouvellera les pratiques culinaires et écrira une nouvelle et fameuse page de l’histoire de cette illustre maison. Il y recevra notamment : Lionel Jospin, Jean Marais, Claude Rich, Pierre Perret, mais aussi et surtout sa majesté Elisabeth Bowes-Lyon, ex reine consort du Royaume-Uni, ex impératrice des Indes que les Britanniques appelaient « Queen Mum » en 1989, François Mitterrand en 1992 et l’empereur du Japon Akihito et son épouse Michiko en 1994.

Mes remerciements tout particuliers à :

  • Monsieur Jean-François Cavalié, Madame Hélène Lepeuple, Monsieur Jean-Paul Lepeuple, Madame Jeanne Moing, Monsieur François Moing, Monsieur Philippe Moing, Monsieur François Ribère, Monsieur Yves Thuriès ainsi que la famille Manuel pour leurs témoignages, les documents et les photos qu’ils ont bien voulu mettre à ma disposition.
  • Madame Marie-Thérèse Bonnet, Monsieur Robert Bosc, Madame Marie-Josèphe Boyé, Monsieur Jean-Louis Pradal, Madame Marie-France Salingardes, Monsieur Serge Raynal, Madame Christine Valat qui ont bien voulu, à Cordes, répondre à mes nombreuses questions.
Tampon du Grand Ecuyer trouvé sur un exemplaire de « Cordes en Albigeois » édition 1967

[1] Lettre originale de Maitre Cabantous à Monsieur le maire et Président de la Société des amis du vieux Cordes datée du 10 octobre 1919 et détenue par la famille Manuel

[2] Photos commentées mises à disposition par Madame et Monsieur Lepeuple, petits cousins de Marie et Gustave Van Ackère

[3]Photos commentées mises à disposition par Madame et Monsieur Lepeuple

[4] Photos commentées mises à disposition par Madame et Monsieur Lepeuple

[5] Photos commentées mises à disposition par Madame et Monsieur Lepeuple

[6] Jean-Xavier Lentz – revue des amis de Cordes et du comtat cordais – été 2002

[7] Dans le sillage de Jeanne Ramel Cals laissant Paris occupé, Yves Brayer s’installe à Cordes en 1940. Réunissant autour de lui des artistes qu’il avait fréquentés à la Villa Médicis, ainsi que des écrivains, des poètes et des architectes, il forme une communauté d’artistes qui fait parler d’elle : « l’Académie de Cordes ». La presse s’en fait l’écho et l’image de Cordes, « cité d’artistes » se dessine bientôt.

[8] Jean Xavier Lentz – revue des amis de Cordes et du comtat cordais – été 2002

[9] Photo transmise par Madame et Monsieur Lepeuple

[10] Jean Xavier Lentz – revue des amis de Cordes et du comtat cordais – été 2002

[11] Claire Targuebayre est associée, très minoritaire, à Marguerite et Albert Cavalié, sur l’hôtel mais pas sur le bâtiment. Elle cède ses parts à son départ pour Pau.

[12] Revue des amis de Cordes et du comtat cordais – juillet 1956

[13] Cordes en Albigeois – par Claire Targuebayre Edition Privat 1957

[14] Les passages en italique et entre guillemets sont extraits des entretiens avec Madame Jeanne Moing et Messieurs François et Philippe Moing, petits cousins de Marguerite Cavalié. Des compléments d’information m’ont été fournis par Monsieur Jean-François Cavalié, neveu d’Albert Cavalié.

[15] SNPA : Société Nationale des Pétroles d’Aquitaine qui deviendra ELF Aquitaine. Claire Targuebayre a été pendant vingt ans directrice de la maison d’accueil de la société, au château de Mont, près de Pau.

[16] Buick electra 225 : automobile produite par Buick de 1959 à 1990, elle mesurait 225 pouces de longueur c’est à-dire 5,715 mètres.

[17] Les photos de l’intérieur du Grand Ecuyer ont été transmises par Madame Jeanne Moing et   Messieurs François et Philippe Moing

[18] Ecrit de Claire Targuebayre

[19] Jeanne Eugénie Augustine Gibert dite Jeanne Ramel Cals (1883-1976) journaliste et écrivaine, est notamment l’auteure du « Légendaire de Cordes ».

[20] Claire Targuebayre auteure de « Cordes en Albigeois ».

[21] Charles Portal (1862-1936) auteur de « Histoire de la ville de Cordes »

[22] Un hôtel trois étoiles dans les années 60 était un établissement de luxe, les hôtels quatre étoiles étaient rarissimes à l’époque.

[23] Service dit au guéridon ou à la russe. Un guéridon est placé devant la table, le matériel de service y est disposé. Les mets sont dressés dans les plats, Le dressage des assiettes se fait à la vue de la clientèle. Ce type de service est spectaculaire et luxueux et demande une main d’œuvre compétente et nombreuse car il est long et complexe.

[24] Geneviève Laporte de Pierrebourg est le dernier amour de Picasso. Ils se rencontrent à la fin de la guerre. Elle a 17 ans, lui, 69. Certains de ses poèmes ont été illustrés par Yves Brayer.

[25] Life de Keith Richards – 2010 – chez Robert Laffont

[26] Lettres à Anne Pingeot – 1962-1995 chez Gallimard

[27] Linus Carl Pauling est un chimiste et physicien américain, il fut l’un des premiers chimistes quantiques et reçut le prix Nobel de chimie en 1954 pour ses travaux décrivant la nature de la liaison chimique.

[28] Albert Jean René Marie Paul Cavalié né à Gaillac (Tarn) le 31 août 1915, décédé à Gaillac le 3 mars 1984 à Gaillac (Tarn)

[29] Marguerite Antoinette Marie Moing épouse Cavalié née le 10 avril 1915 à Choisy le Roi (Val de Marne), décédée le 27 février 1999 à Gaillac (Tarn)

[30] Claire Hélène Anne Douat épouse Targuebayre née le 12 mai 1914 à Eauze (Gers), décédée le 5 octobre 2006 à Toulouse (Haute Garonne)

[31] Simone Casamayor Dufaur dit de Planta de Wildemberg épouse Ribère née le 13 juillet 1910 à Mauléon-Licharre (Pyrénées Atlantiques), décédée le 22 mars 1998 à Gan (Pyrénées Atlantiques)

[32] Photo transmise par Monsieur François Ribère arrière-petit-fils de Simone Ribère