Un défi : les fortifications de Cordes
par Catherine Barrett
Un castrum parmi les autres
Le site spectaculaire ainsi que les fortifications de Cordes sont pour beaucoup dans la mythologie qui entoure la cité. Les fortifications, outre leur rôle d’emblèmes du pouvoir des comtes et de leur ascendance royale, sont en fait le complexe défensif le plus impressionnant de la région. Les remparts et les portes en énormes pierres de taille surgissent à l’aplomb du puech de Mordagne, la butte choisie par Raymond VII pour y installer son premier nouveau castrum. Le puech est ainsi situé, que quelle que soit la direction d’où on l’approche, Cordes apparaît comme la vision d’un lieu extraterrestre. Il se tient isolé des collines environnantes, un isolement particulièrement sensible en automne quand la vallée baigne dans le brouillard. Alors Cordes est vraiment cette ville flottante de l’écrivain et dramaturge Philippe Hériat[1].
Cette image est la plus prononcée quand on arrive de l’est et du sud : la route qui suit les longues courbes en haut du plateau plonge d’un coup dans la vallée de la rivière Cérou. |
En venant de l’est (Albi) Cordes apparaît à plusieurs reprises, coups d’œil furtifs au gré des virages de la route sur une vision lointaine qui met en relief l’empilement des fortifications. En venant du sud (Gaillac et Toulouse) la vue de Cordes surgit comme une totale surprise. La route qui serpente en descendant du plateau arrive au fond de la vallée, prend un dernier virage et soudain la proue impressionnante du castrum surgit. Quand on vient du nord-ouest (Saint Antonin-Noble-Val et Cahors) la route court la plupart du temps au fond de la vallée, le puech se dévoile par intermittence tandis que la montagne s’étale sur toute sa longueur ; puissant Stegosaurus couronné par les constructions en escalier.
Il était inévitable que des mythes liés à la fondation se développent sur un tel site. La plupart d’entre eux renvoient à la destruction du castrum de Saint-Marcel, situé à quelques kilomètres à l’est sur les pentes nord de la rivière Cérou. Saint-Marcel fut une source particulière de difficultés pour Simon de Monfort le chef de la Croisade albigeoise. Il ne réussit à le mettre à bas qu’en 1215 après deux tentatives séparées. Au cours de l’une d’elles il eut à subir les défis sarcastiques des assiégés tandis qu’il assistait à la célébration d’une messe. La destruction sans pitié du castrum montre bien le degré de sa frustration. Tous les habitants s’enfuirent quand il devint évident qu’il prendrait la cité. Guillaume de Tudèle nous dit qu’il n’a jamais vu autant de châteaux abandonnés comme après ce pillage[2]. Historiens et écrivains sont partis du drame de cette destructrice campagne de la croisade pour lier la fondation de Cordes avec le désir de Ramond VII de reloger les sans-abris de Saint Marcel.
Une autre légende, plus fantaisiste, attribue le choix du lieu à une intervention des esprits. Selon cette histoire les travaux avaient commencé sur le puech Gaubel pour reconstruire après la destruction de Saint-Marcel mais le travail réalisé dans la journée disparaissait pendant la nuit. Finalement un maçon à bout de patience jeta son marteau aussi loin qu’il put et il tomba sur le puech de Mordagne, signe qu’une décision avait été prise dans les cieux[3].
Raymond VII a pu bien sûr souhaiter offrir un abri à la population réfugiée de Saint-Marcel ou d’autres cités détruites au cours des campagnes de Montfort. Il a pu aussi être impressionné par la beauté du site comme tant de visiteurs modernes. Mais la raison finale de son choix a été sa volonté de défendre sa frontière nord ainsi que son désir d’établir un habitat qui serait économiquement viable. Nous savons par l’Histoire que les comtes ont assuré le contrôle de cette région avec une ceinture de sites fortifiés sur un diamètre d’environ 25 kilomètres avec notamment Puycelsi, Bruniquel, Penne, Saint-Antonin-Noble-Val, Laguépie et Saint-Marcel.
Il y avait aussi Najac quelques kilomètres au nord-est de ces châteaux, qui est devenu la capitale du Rouergue sous les comtes de Toulouse à la fin du onzième siècle. Au cours de la Croisade la plupart de ces châteaux furent capturés par Simon de Montfort pour finalement revenir à Raymond VI quelques mois plus tard, puis de nouveau être saisis par Montfort durant sa violente offensive de 1212[4]. En 1222 le territoire du comte au nord était vulnérable en cas d’attaque et politiquement instable. Le puech de Mordagne où allait se situer Cordes était entouré de forces hostiles. Durant la Croisade, cruciale avait été la perte de Saint-Antonin-Noble-Val, un important centre de pèlerinage en même temps qu’un centre commercial prospère. Albi à l’est était sous le contrôle de l’évêque et de la famille Trencavel, une menace permanente pour les comtes de Toulouse et qui d’ailleurs historiquement avaient toujours dominé les terres du sud de Tarn[5]. Tous ces châteaux, à part Saint Antonin étaient sur des sites bien défendables. Ils se tenaient sur des falaises à quelques 150 mètres au dessus des rivières, et Saint Antonin était protégé du fait qu’il était pratiquement une île entourée par l’Aveyron. Ces bourgs fortifiés étaient de vrais châteaux en ce sens que leur point de départ avait été un château placé à l’endroit le plus élevé et le plus inaccessible du site. Les cités s’étaient développées pour accueillir les familles des châtelains, rues et bâtiments s’adaptant comme ils pouvaient au terrain irrégulier de ces perchoirs rocheux. Ces agglomérations furent entourées sur deux à quatre hectares par une extension des remparts du château, avec habituellement une seule entrée principale. Jusqu’à la fin du 12ème siècle les châteaux en Languedoc étaient construits avec un dessin très simple de leurs entrées, la cour du château étant habituellement accessible à travers une simple tour.
Les fortifications de Cordes présentent une configuration particulière qui a contribué à son succès commercial ainsi qu’à sa puissance défensive. Comme les autres castra il était situé sur une position élevée – 127 mètres au-dessus du niveau de la vallée – et la superficie englobée par la première enceinte était de 2 hectares. Mais ici finissent les points communs. Tandis que dans les autres castra le château était le centre névralgique du développement, à Cordes ce serait la place du marché. Le comte menait une vie itinérante ; les châteaux étaient avant tout des symboles du pouvoir et les puissantes portes d’entrée pouvaient remplir ce rôle, et par ailleurs les marchés urbains avaient été une source de revenus pour ses ancêtres. Il a choisi un site pouvant assurer les aspects défensifs dont il avait besoin et en même temps pouvait être la base d’un développement significatif du marché. Nombre des aménagements contribuant ici à sa défense ont été aussi positifs quant à sa prospérité. Le site était quasiment autonome quant à ses ressources naturelles. L’eau était abondante que ce soit pour la vie quotidienne comme pour les activités économiques. Au nord se trouvait le Cérou, rivière navigable, au sud le courant d’eau de l’Aurosse. Les nombreuses cavités existantes dans le calcaire du puech étaient autant de citernes d’eau potable, et on pouvait facilement atteindre de l’eau en creusant des puits. La pierre de construction se trouvait sans difficulté sur le puech et le bois dans les arbres de ses pentes. Tout autour les vallées fertiles favorisaient l’agriculture. La crête allongée du puech offrait un excellent observatoire sur la campagne environnante. Il est facile d’imaginer que les premiers habitants de Cordes s’y sentirent aussi à l’aise que ceux d’aujourd’hui, goûtant ce sentiment d’équilibre décrit par le géographe Jay Appleton parlant de la concordance entre « découverte et abri »[6].
Cette concordance n’aurait eu aucune importance si Cordes n’avait pas été à une jonction assez importante des routes par rapport au trafic existant des marchands et des pèlerins. Les trois principales routes qui entouraient le puech de Mordagne reliaient le nord et le sud du Languedoc ainsi que les villes de l’intérieur aux ports de l’Atlantique et de la Méditerranée, un atout vital depuis le temps des Romains pour ne pas dire plus tôt encore. Au treizième siècle les routes se croisant au pied du puech menaient à Saint-Antonin, Montauban et Cahors à l’ouest et au nord, à Albi à l’est, à Gaillac et Toulouse au sud. Malgré une circulation importante sur ces axes on ne trouve pas en 1222 de zones d’habitation importantes proches du puech de Mordagne, même s’il existe des traces d’habitat pré historique et romain[7]. Il y avait bien évidemment des fermes dispersées dans la région et même deux paroisses dans un rayon de deux kilomètres de Cordes, Saint-Pierre de Crantoul et Saint Jean de Mordagne. Pour Cordes même, il semble bien que les premières structures construites par le comte comprenaient les portes de l’enceinte supérieure, la barbacane, le puits profond, autant d’éléments impliquant une force de travail bien organisée.
La situation des portes dans l’enceinte supérieure est à remarquer car elle diffère des habitudes des autres castra. Alors que dans ces derniers entrées et sorties ne sont pas symétriques, celles de Cordes sont alignées sur les points cardinaux ce qui a pour résultat de produire une sorte de cardo et de decumanus le long de la ligne de crête ce qui facilitait en permanence un accès plus facile à la place du marché. Cette organisation n’exclut pas l’existence d’un château à Cordes bien qu’on n’en trouve aucune mention ni dans les chroniques de la Croisade ni dans aucun des testaments des comtes de Toulouse qui recensent toutes leurs propriétés. Il est toutefois possible que les fondations du château aient été enfouies sous les murs des maisons construites plus tard au 14ème siècle. Si un château existait il se serait trouvé probablement à l’est de la halle, dans la zone appelée aujourd’hui la Bride, au point le plus élevé, à une distance égale des deux principales portes. Il ne fait pas de doute qu’il devait y avoir en 1229 un bâtiment assez grand pour accueillir la garnison prévue pour y loger durant dix ans, mais il n’en existe pas de traces archéologiques ; ce qui pourrait ressembler le plus à un château à Cordes est l’importante barbacane à la pointe est.
Les portes et les remparts de Cordes sont exceptionnels par leur complexité et leur grandeur autant que par leur développement, ce qui suggère le désir du comte de se poser lui-même en guerrier digne de son oncle Richard Cœur de Lion. On lui attribue la construction des deux enceintes supérieures et autour de 1342 il y avait déjà deux enceintes supplémentaires. Cet ensemble de quatre enceintes circulaires s’adaptaient à la topographie du site en forme de miche de pain dont faisait partie une extension de l’enceinte inférieure (Figure 1 en annexe). Cela résulte d’un document daté de 1292 qui indique que les habitants de Mouzieys furent requis de réparer et de maintenir en état les remparts de Cordes sur une durée de 70 ans[8]. L’enceinte supérieure avait un périmètre de 950 mètres. Son axe est-ouest faisait à peu près 340 mètres avec 40 mètres de large aux extrémités et 80 mètres dans sa plus grande largeur, au croisement des deux axes joignant les portes. Cela donnait une surface d’environ 2 hectares.
La seconde enceinte mesurait environ 1600 mètres avec des largeurs de 70 et 150 mètres, ce qui enfermait une zone de quelques 16 hectares. Les deux enceintes supérieures étaient séparées par un espace de quelques 20 mètres avec une différence de niveau de 9,70 en moyenne ; il devait y avoir un fossé entre les deux au moment de la construction. Les secondes et troisièmes lignes de remparts étaient séparées par un passage appelé les lices au nord et le planol au sud, mais en 1229 il est vraisemblable que cet espace n’était encore qu’un fossé défensif. Le troisième mur était connu comme un «braie» (braga en occitan) indiquant une retenue de terre pouvant servir de ligne de défense supplémentaire. Les remparts avec un double fossé étaient assez répandus, par contre rares étaient les doubles remparts ; il est possible que ceux de Cordes aient été les premiers de la région[9].
Au sujet de la continuité dans la construction entre les différentes sections des remparts, il est difficile d’indiquer leur extension au 13ème siècle car ces murs ont été reconstruits fréquemment et parce qu’ils se trouvent souvent insérés dans des bâtiments ainsi que dans les fondations des remparts du niveau inférieur. Des arguments pour la continuité ont été développés par Pascal Warengo un entrepreneur qui a beaucoup travaillé sur les portes et les maisons de Cordes. Il a démontré qu’il avait été possible de construire la double enceinte défensive entre 1222 et 1229 avec un contingent de 274 travailleurs[10].
La thèse contraire est soutenue par l’architecte Gilles Séraphin, qui a inventorié les restes actuels des premiers remparts et en a conclu que les parties séparées des remparts pouvaient être le résultat d’une construction par des personnes individuelles plutôt que par une seule campagne d’une entreprise publique[11]. Il est possible également que Raymond VII ait couvert les frais des plans et de la construction des portes et de la barbacane, mais que les remparts aient été laissés à la responsabilité des habitants, soit en les intégrant à leurs propres murs soit en les bâtissant entre les maisons. Que ce soit à la demande du seigneur ou avec sa permission, construire eux-mêmes les remparts de leur cité est une pratique bien connue des habitants du 12ème siècle[12]. La continuité dans la construction des remparts peut être un sujet à controverse si, selon l’argumentation de Mesqui, les portes, accompagnées d’une palissade en bois, étaient souvent suffisantes pour décourager l’ennemi[13].
A Cordes l’utilisation du même matériau ainsi que nombre de détails que l’on trouve dans la barbacane, les portes, les remparts ainsi que le puits montrent l’extension de la première campagne de construction. Il y a eu deux principaux types de pierre utilisée pour les remparts et les portes : un calcaire blanc, quelquefois blond, taillé en larges blocs rectangulaires, et une pierre sombre, dure et au grain fin, cassée sommairement en rectangle plus petits. Le calcaire à l’état brut est apparent le long de la Rue Chaude, une rue qui court dans l’axe est-ouest juste au pied de la crête. Cette pierre était extraite du versant sud de la butte elle-même (et peut-être d’ailleurs) et taillée en d’imposants blocs rectangulaires ; le format type était de 24cm sur 50 avec 33cm en hauteur, ce qui n’empêche pas de trouver une variété de formes aux angles des murs et aux arches des ouvertures. C’est très visible sur de larges parties des portes, dans des segments de l’enceinte supérieure, ainsi que dans le parement en profondeur du puits. Le calcaire semblable à du schiste sombre, provenant des carrières de la vallée à l’est et au nord, se trouve comme matériau utilisé pour les fondations exposées au nord, un matériau bien adapté aux conditions de chocs ainsi qu’aux risques de gel.
Une autre sorte de pierre utilisée en quantité significative pour les demeures de Cordes est un grès mauve ou gris provenant d’une carrière près de Salles à l’est. La finesse de son grain le rendait propice aux façades et aux sculptures datant du milieu du 13ème siècle.
Systèmes des portes et des entrées
La structure complexe des portes et des entrées de Cordes impose de les mettre à part de l’ensemble des autres châteaux. Dans les constructions plus anciennes on a des entrées insérées dans des tours carrées ou rectangulaires munies de meurtrières. Toutefois en 1222 les monarques anglais et français expérimentaient de nouveaux types de défenses. Châteaux et remparts sont entrés dans une période de changement radical : utilisation de formes géométriques régulières, positions de tours rondes flanquant les remparts ainsi que les portes d’entrée, partout une obsession pour le détail. Suite aux stratégies de l’offensive militaire d’Henri II, on estime communément que les Plantragenets, Henri II et Richard Ier, furent les premiers à intégrer ces changements[14]. A l’opposé les nombreux travaux de défense lancés par le roi Philippe-Auguste (1180-1223) au début de son règne sont d’une nature plus conservatrice[15].
Un exemple est son utilisation des meurtrières. Alors que les Plantagenets installaient des meurtrières longues pour les archers dans les tours comme dans les remparts avec toutes sortes de niches aménagées à l’intérieur ainsi que des détails à l’extérieur (pieds des archères en étrier, formes arrondies, fentes adaptées aux arbalètes, tout cela donnant plus de liberté de mouvement aux archers), dans le même temps les Capétiens n’installaient des archères que dans les tours, souvent courtes, sans une variété de niches intérieures ou même sans niches du tout. Parmi les autres améliorations de détail apportées par les Plantagenêts notons les tours rondes flanquant les portes d’entrée, les tours rondes ou polygonales le long des remparts, les tours à bec, les remparts festonnés avec machicoulis, et les talus en pente à la base des tours et des remparts. La plupart de ces innovations se retrouvent à Cordes.
Indubitablement le château le plus renommé des Plantagenêts est Château-Gaillard, la « belle fille » de Richard Ier construit entre 1196 et 1198. D’aucuns voient dans le château de Richard la marque d’un ego surdimensionné, il reste qu’il est demeuré inexpugnable jusqu’à ce jour fatidique où les Français y pénétrèrent à travers des latrines[16]. Il demeure aussi comme un exemple de la capacité d’un homme disposant d’énormes moyens à réaliser des innovations dans un ensemble défensif. L’habileté de Richard à utiliser la terre comme matériau produisit des terrassements servant comme première ligne de défense avec des fossés profonds séparant une double enceinte et entourés d’un rempart extérieur. Tours rondes et tours à bec procuraient aux défenseurs une excellente visibilité en même temps qu’une protection. Une des marques les plus typiques de Château Gaillard réside dans une série de remparts cylindriques qui telles de massives colonnes paraissaient enfoncées dans l’enceinte intérieure et reposant sur un mur en forme de talus incliné. Cet alignement de formes cylindriques, que Richard emprunta aux modèles découverts au Moyen Orient, fut utilisé pour soutenir des machicoulis ainsi que des plateformes en saillie pour les archers.
Nous trouvons beaucoup de ces éléments défensifs à Cordes, et il est vraisemblable que Raymond VII a eu connaissance des expériences de son oncle comme de celles des châteaux de ses parents anglais. En 1222 il avait 25 ans, était considéré dans le Midi comme un héros pour ses exploits guerriers, il venait d’être établi comte de Toulouse, il venait de proclamer la charte d’une ville nouvelle dans le but de la protéger des forces hostiles qui l’entouraient afin qu’elle prospère. On est en droit de s’attendre à ce qu’il se veuille l’émule de son oncle à travers un ambitieux projet de construction. De fait on retrouve dans les fortifications de Cordes de nombreux éléments présents à Château Gaillard. Exactement comme Richard avait créé des fossés aux points les plus sensibles, Raymond VII installa des ensembles d’entrées séparées par des fossés aux pointes du puech à l’est et à l’ouest. Le système mis en place était particulièrement complexe à l’est, peut-être parce que c’était la direction d’Albi et de ses rivaux de toujours, les Trencavels. Il fallait y traverser trois points de contrôle pour pénétrer dans l’enceinte supérieure (Figure 2 en annexe). Le premier arrêt était la barbacane (une tour indépendante d’où on était dirigé vers le nord et subitement ramené au sud où il y avait une autre porte. De suite après on faisait face à un abrupt virage au nord pour entrer dans la porte du Planol (B sur Figure 2) qui est percée dans une unique tour allongée et festonnée[17].
Dans tous les cas – il y en a deux autres à Cordes – les festons sont construits avec le calcaire blond extrait directement du puech. On y trouve des exemples de pierres taillées pour soutenir l’entaille des festons, ce qui montre à l’évidence que cela faisait partie de la construction primitive.
Là on découvrait une montée abrupte et protégée qui retournait vers le sud pour finalement rencontrer la porte la plus élevée, la Porte de Roux (A sur Figure 2). Raymond VII employait aussi des talus en pente, notamment à la barbacane, ainsi que des remparts festonnés visibles à la barbacane et à la porte du Planol. (coll.Marie-France Salingardes) |
Les radius des festons de Cordes sont identiques à ceux de Château Gaillard, bien que les festons eux-mêmes ne soient que des chuchotements en face des énormes tuyaux d’orgue maçonnés de Richard.
La barbacane de Cordes est peut-être la première de cette taille érigée en Languedoc car celles que nous connaissons avant le 14ème siècle sont beaucoup plus petites[18]. Il est possible que ce fut une « double barbacane » s’il ne se trouvait pas de rempart en pierre comme enceinte inférieure quand elle fut construite. Cette tour a environ 5,5m de rayon ce qui la place au niveau des plus petites barbacanes de Carcassonne (la barbacane Crémade au sud), et sa hauteur atteint les 9 mètres à l’ouest et 14 mètres à l’est.
Les quatre barbacanes de Carcassonne furent construites par Louis IX vers 1228, (figure 3) et bien que Mesqui suggère qu’elles furent les premières construites dans un but purement défensif, il est possible que celle de Cordes les ait précédées[19]. La barbacane de Cordes est bâtie avec les mêmes grands blocs calcaires blonds que les portes de l’enceinte supérieure, avec un impressionnant talus à la base de 5 mètres de haut et une pente de 60 degrés réalisée en calcaire dolomite sombre. Les talus en pente, un autre trait emprunté au Moyen Orient, représentaient des défenses efficaces contre les sapes, déviaient les tirs, et à Cordes augmentaient la hauteur des tours pour ceux qui en approchaient le pied. Blotti dans la courbe sud de la base rocheuse qui butte sur le talus, il y a une petite ouverture sommairement taillée qui conduit à un passage souterrain soigneusement creusé et d’une taille confortable. Il se dirige vers le sud ouest, un de ces nombreux passages souterrains que « personne ne sait sauf tout le monde », selon les mots de l’artiste Jeanne Ramel-Cals[20].
Les ouvertures de la plupart de ces souterrains, partiellement étudiées, donnent sur la face sud de Cordes juste au pied de l’enceinte supérieure. Il est possible que ce soit des excavations d’un habitat troglodite ou qu’elles soient les vides laissés par l’extraction des rocs pour les fortifications. Il est possible aussi que certaines de ces excavations soient ces cavernes qui servaient pour des liturgies païennes qui durent être bouchées par le Traité de Paris. Sans aucun doute elles servaient de point d’accès à des citernes sises dans le calcaire, et elles ont sans doute servi au cours des âges de passages secrets pour les besoins les plus divers. Peut-être que les demeures cordaises en apparence si solides ne sont, comme le suggère Ramel-Cals, que des mirages, un amoncellement d’air et d’eau tenant ensemble en équilibre [21].
L’entrée par l’ouest (Figure 4 en annexe) est moins resserrée que celle de l’est, peut-être parce que le matériau de construction provenait des carrières et des bois qui se trouvaient aux alentours. Toutefois cela ne veut pas dire que c’était moins compliqué qu’à l’entrée de l’est. Le système tenait davantage à l’utilisation de tours en saillie et à flanc des remparts plutôt que sur une topographie adaptée à la défense, et les remparts festonnés sont ici bien plus apparents.
La porte principale de l’enceinte inférieure, la Porte de la Jeanne, est atteinte à travers un passage est-ouest qui bifurque au sud pour traverser des tours rondes et flanquant la porte. Puis le passage tourne brusquement vers l’ouest, le sud puis l’est pour grimper jusqu’au point final, l’entrée la plus haute, la Porte des Ormeaux qui est aussi entourée par deux tours rondes. |
Cette porte avec la porte de Roux ou Portail Peint forment les entrées principales qui encadrent dans le sens est-ouest le decumanus de Cordes, qui a environ 340 mètres. Bien que leurs aspects extérieurs diffèrent, l’agencement intérieur de ces deux portes est quasiment identique. Les deux sont flanquées de deux tours, de talus en pente, de herses, de portes en bois, de meurtrières et d’un assommoir. Les deux portes ont un passage de 6,83 de long, de 3,05 mètres de large sur la face tournée vers l’extérieur et de 3,80 mètres pour l’autre face vers l’intérieur. Leurs remparts extérieurs avaient au moins 15 mètres de haut basés sur la hauteur de leurs ouvertures et la nécessité d’élever une herse à 6 mètres de hauteur. Les passages comportent deux herses de chaque côté, d’une double porte et un assommoir à proximité de la rainure de la herse. (Cette configuration est résumée dans les textes français par H/A/V/H soit H-herse, A-assommoir, V-vantaux, doubles battants de la porte en bois, H-herse). Ce n’est pas habituel de trouver deux herses. L’assommoir est indiqué par une meurtrière avec étrier juste derrière la herse extérieure. C’est encore une autre innovation des Plantagenêts.
Un autre détail que l’on trouve dans les deux portes supérieures est la présence de meurtrières le long des passages d’entrée. Les deux petites portes de l’enceinte supérieure étaient appelées portanels, elles ont les mêmes dimensions mais n’ont pas l’appareil défensif des autres portes. Le portanel sud a disparu mais son emplacement est marqué par son rattachement au mur de la Tour de Colon ; quant à la porte du nord elle existe encore mais a été complètement refaite. Les portanels sont aux extrémités du cardo nord-sud qui conduit directement au marché et a une longueur d’environ 90 mètres. Ces portes n’ont sans doute pas eu un rôle défensif, mais à la fin du 13ème siècle le portanel nord était devenu un important passage vers la place du marché.
Il reste un dernier élément entrant dans le groupe des premières constructions, c’est le puits de 113,4 mètres de profondeur bien situé au centre de la cité, sur le côté sud de la halle du marché. Cette œuvre remarquable en a embarrassé beaucoup à cause du travail requis pour sa construction vue sa capacité, toutefois même si nous ne connaîtrons jamais son histoire, il existe un autre exemple pouvant donner une idée des ambitions du comte. Les deux puits connus et comparables à cette époque sont celui du Krak des Chevaliers au Liban et celui du château Fénelon en Dordogne qui a 98 mètres de profondeur[22]. A Cordes, le puits a 1,83 mètre de diamètre. Les 30 mètres supérieurs sont taillés dans la roche brute, ensuite il devient un puits circulaire paré de larges blocs de calcaire blond semblables dans leurs dimensions et leur technique de taille à ceux des portes proches du lit de la rivière Cérou. Les pierres sont taillées avec soin, sans mortier de liaison, avec des dimensions constantes en hauteur et en épaisseur. En se basant sur la capacité du puits, qui n’est que de 33m3 d’eau, et sur les difficultés pour puiser l’eau, il semble qu’il ne devait servir qu’en cas de siège[23]. L’eau était abondante à Cordes, assurée principalement par les citernes naturelles ou creusées ainsi que par des puits peu profonds. Sans rapport avec son utilisation comme réserve d’eau, le puits a été la source d’une légende colportée par toutes les histoires de Cordes depuis le 19ème siècle.
L’histoire raconte qu’en 1233 trois inquisiteurs dominicains furent envoyés à Cordes pour arrêter des hérétiques dont deux furent condamnés à être brûlés vifs, une vieille femme et un paysan. A la seconde condamnation, les habitants arrachèrent l’accusé des mains du bourreau, se ruèrent sur les inquisiteurs et les tuèrent. Ils tirèrent ensuite les corps des dominicains à travers les rues et jetèrent leurs dépouilles dans le puits[24]. Cette légende a pu trouver son origine dans une rumeur surgie après l’expulsion de Toulouse des dominicains en 1234 et l’assassinat sauvage des inquisiteurs à Avignonet en 1242.
La légende a pu aussi bien être véridique quand on voit comment les Cordais dans le siècle suivant ont prouvé qu’ils pouvaient exister et prospérer en défiant la pression qui voulait les obliger à persécuter les cathares vivant au milieu d’eux.
Pour finir, il faut dire que soit par leur construction et leur dessin, soit par leur renommée comme éléments redoutables ou vindicatifs—dans le cas du puits—l’ensemble de fortifications de Cordes reste un testament au prestige et aux compétences du jeune compte Raymond VII. Ces éléments sont parmi les rares preuves que nous avons de ses efforts à établir son nom et à regagner son territoire dans le Midi.
Notes : Les dessins et les photos sont tous de l’auteur sauf comme notés autrement. L’auteur doit un grand remerciement à Michel Bonnet pour la traduction.
ANNEXEFigure 1(de C.Portal, Histoire de la ville de Cordes, page 502) Figure 2 Figure 3 Figure 4 |
[1] « Ils ont écrit Cordes…Voyageurs, historiens, romanciers, poètes: Exposition du 2 octobre au 2 décembre 2004, » ed. Cordes-sur-ciel (Gaillac: L’imprimerie Rhode, 2004), 39.
[2] Pascal Guébin and Ernest Lyon, eds., Petri Vallium Sarnaii monachi Hystoria albigensis (Paris: Librarie Ancienne Honoré Champion, 1926), Vol. I, 291.
[3] Jean-Gabriel Jonin, La Cité Cathare: Cordes-sur-Ciel ou l’Echine du Dragon (Cordes-sur-Ciel: Les Editions de Mordagne, 1991), 77-78.
[4] Pour des déscriptions et des cartes, voir Michel Roquebert, L’Epopée Cathare, 1198-1212: L’invasion (Toulouse: Privat, 1970), 141, 299, 363, 405, 431, 437, 455, and 473.
[5] Elaine Graham-Leigh, The Southern French Nobility and the Albigensian Crusade (Woodbridge, Suffolk, England: Boydell Press, 2005), 167.
[6] Jay Appleton, The Experience of Landscape (London: John Wiley & Sons, 1975).
[7] Pascal Waringo, « La Construction des Fortifications de Cordes, » in Recherche-Conseil-Pédagogie en Techniques Médiévales de Construction (Mailhoc, France 2005).
[8] Charles Portal, Histoire de la ville de Cordes en Albigeois (1222-1799), Third (1984) ed. (Toulouse: Société des Amis du Vieux Cordes, Privat, 1902 ), 507.
[9] Mesqui n’offre pas des exemples comparables. Jean Mesqui, Châteux et enceintes de la France médiévale: de la défense à la résidence, vol. I: Les organes de la défense (Paris: Picard, 1991).
[10] Waringo, « La Construction des Fortifications de Cordes. »
[11] Gilles Séraphin, « L’Enceinte de Cordes, » 121e Congrès nat. soc. hist. scient. (1996).
[12] Alain Lauret, Raymond Malebranche, and Gilles Séraphin, Bastides, Villes Nouvelles du Moyen Age (Editions Milan, 1988), 133; Odon de Lingua De Saint- Blanquat, La fondation des bastides royales dans la sénéchaussee de Toulouse aux XIIIe et XIVe siècles (Toulouse: Centre national de documentation pédagogique, Centre régional de documentation pédagogique de Toulouse, 1985), 124.
[13] Mesqui, Châteaux et enceintes, I: Les organes de la défense, 342.
[14] André Débord, « La politique de fortification des Plantagenêt dans la seconde moitié du XIIe siècle » (paper presented at the conference « Fortifications dans les domaines Plantagenêt XIIe-XIVe siècles: Actes du Colloque international tenu à Poitiers du 11 au 13 novembre 1994 », Poitiers, 1994), 12.
[15] Jean Mesqui, « En guise d’introduction: question d’identités » (ibid.); Philippe Durand, « En guise de conclusion. L’architecture militaire dans les domaines Plantagenêt: une identité » (paper presented at the conference « Fortifications dans les domaines Plantagenêt XIIe-XIVe siècles: Actes du Colloque international tenu à Poitiers du 11 au 13 novembre 1994 », Poitiers, 1994); ibid.
[16] Christian Corvisier, « Château Gaillard et son donjon. Une oeuvre expérimentale de Richard Coeur de Lion » (ibid.), 52.
[17] Quelques-unes de ces portes ont plus d’un nom, et j’utilise toujours le plus commun.
[18] Jacques Miquel, L’architecture militaire dans le Rouergue au Moyen-Age et l’organisation de la défense (Editions Française d’Arts Graphiques, 1981), 265-266.
[19] Mesqui, Châteaux et enceintes, I: Les organes de la défense, 353. Pour une déscription détaillée des barbicans de Carcassonne, voir Joseph Poux, La Cité de Carcassonne, Histoire et Déscription: L’Epanouissement (1067-1466), vol. II (Toulouse: Privat, 1931), 277-296.
[20] Jeanne Ramel-Cals (1883-1976) a vécu dans la barbacan et alors avait accès des passages.…des fortes maisons, des tours, en de nombreux points, se dissimulent des portes commiquant avec des souterrains. Tout cela est tenu secret, donc personne ne le sait (sauf tout le monde), mais nul n’en parle ou parlera… Ramel-Cals, Légendaire, 107-109.
[21] C’est ainsi que Cordes, par ailleurs toute creuse, est presque un amoncellement d’air et d’eau tenant ensemble en équilibre. Ibid., 107.
[22] Ces comparaisons et un rapport de la construction du puits étaient fait comme partie de l’exploration des spéléologues entre 1955 et 1961. Portal, Cordes, 661-671.
[23] Louis Irissou, « Etude des eaux d’alimentation particulièrement des eaux de citerne de la ville de Cordes (Tarn) » (Université de Toulouse, 1904).
[24] Clément Compayré, Etudes historiques sur l’Albigeois (Albi1841); Claude De Vic and J. Vaissète, eds., Histoire générale de Languedoc avec des notes et les pièces justificatives par dom Cl. Devic & dom J. Vaissete (Toulouse: E. Privat, 1872), Vol. 6, 687; Elie Rossignol, Cantons de Cordes, Vaour et Castelnau-de-Montmirail, Monographies Communales ou Etude Statistique, Historique et Monumentale du Département du Tarn (Paris: Le livre d’histoire 1865; repr., 2003), 10, and; Portal, Cordes, 20.